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L’amour absolu selon Sasha Waltz

Roméo et Juliette, chorégraphié par , est une coproduction de l'Opéra de Paris datant de 2007, avec Aurélie Dupont et Hervé Moreau dans les rôles-titres. La chorégraphe s'est alors déjà mesurée à des mises en scène ambitieuses réunissant opéra et danse, comme Dido und Aeneas (2005) et Médée (2007). Pour cette reprise à la Deutsche Oper, a légèrement adapté la chorégraphie, créée originellement pour des danseurs classiques, à 25 des membres de sa compagnie…

Dans la première moitié du 19e siècle, le compositeur romantique renouvelle la musique symphonique, s'attirant à l'époque quelques inimitiés. Roméo et Juliette, « symphonie dramatique » composée en 1839 sur un texte en français versifié par Émile Deschamps, s'inspire librement de la tragédie de William Shakespeare, parue en 1597. L'adaptation de Berlioz suit certaines modifications effectuées par David Garrick un siècle plus tôt (1748) : il ajoute une procession funéraire à la jeune Juliette ainsi que son réveil avant l'empoisonnement de Roméo et il supprime les éléments qui lui semblent subsidiaires, tels la nourrice, les duels de Mercutio et Tybalt, leurs morts… Réputée difficile d'exécution, l'œuvre de Berlioz (dont la création est en grande partie due au soutien financier de Paganini) est structurée en sept mouvements, dont trois uniquement pour l'orchestre. Un chœur ouvre la symphonie, auquel s'ajoutent les partitions d'une mezzo-soprano, d'un ténor et d'une basse.

Hanté par le thème de Roméo et Juliette, Berlioz avait été profondément touché par la version de Garrick (il en épousera l'interprète principale) et surtout par sa capacité à transmettre l'émotion au-delà des mots. Aussi ne donne-t-il pas la parole aux deux amants, leurs sentiments passionnés étant rendus par la musique, virtuose et versatile, portée par l'orchestre symphonique. Le chœur, à l'image des chœurs antiques, fait le récit du drame dans un long prologue, conférant une grande liberté à Berlioz dans les mouvements suivants. Prenant par la suite le visage des deux clans ennemis, il intervient à deux reprises dans la pièce, qui se clôt par le solo du père Laurent (la basse), qui enjoint les deux familles à se réconcilier.

Dans la version de Waltz, deux grands blocs géométriques immaculés, posés l'un sur l'autre, offrent un vif contraste lumineux sur une scène et un fond noirs. Cet îlot imposant transforme les surfaces : les différents niveaux (scène, plate-formes avec marches…) et les angles et coins sont autant d'éléments qui scandent l'espace et dynamisent la chorégraphie. La déclivité assez importante donne une bonne visibilité au public mais accroît la difficulté pour les danseurs. Deux énormes filins métalliques permettent de surélever le plateau supérieur : le décor articulé se transforme ainsi de salle de bal en balcon, mur abrupt et finalement en un espace commun, les deux pans ne faisant plus qu'un, dans la scène finale de réconciliation. Bon, malgré tout, je n'ai pu réprimer un sursaut de surprise lorsque la structure modulable, massive et bruyante, s'est mise en branle.

La chorégraphie s'ouvre avec une scène de conflit : duos/duels, trios…, puis les corps s'assemblent en blocs monolithiques afin de faire ployer l'adversaire, image explicite de l'affrontement des deux clans ennemis. Les costumes des Capulet sont noirs et ceux des Montaigu vont de nuances allant du blanc au crème, devant symboliser les différentes personnalités des personnages/danseurs. Par la suite, le code couleur n'a pas forcément de cohérence. Si les tenues des danseurs sont fluides et élégantes, les costumes des 80 choristes sont plus « originaux », du « religieux-futuriste », rappelant un film de science-fiction des années 90, à une réinterprétation de la renaissance, calottes pour les hommes et pour les femmes, hybrides du chapeau du diplômé et du chaperon à bavolet.

À la scène de lutte fratricide succède un solo de Roméo, accablé de tristesse (chez Shakespeare : il est amoureux de Rosaline qui ne répond pas à son amour). Mercutio et Benvolio cherchent à le divertir : le trio est ludique et léger, soulignant la musique suggestive. Puis, ils l'emmènent au banquet des Capulet. C'est là que, masqué, il tombe amoureux de Juliette. (Notons que le livret de la Deutsche Oper écrit que Roméo est désespéré car « erfüllt von Sehnsucht nacht Juliette ». Or, il ne l'a pas encore rencontrée. Ah bah bravo !).

S'ensuit la scène du bal masqué. Les Capulet (tutus pour les filles et costumes pour les hommes) et les trois intrus incognito s'en mettent plein la panse dans un glouton banquet à la gestuelle robotisée. Juliette remarque Roméo et ouvre avec lui le bal. Les danseurs exécutent une danse de couple aux mouvements assez répétitifs et dont les portés, proches de la volte, sont d'une élégance très relative. Voulant rompre avec des représentations plus conventionnelles, évoque l'humour pour cette scène de bal. Apparemment l'humour s'apparente pour la chorégraphe au grotesque et à la caricature.

Le pas de deux entre Roméo et Juliette, au centre de la symphonie, nous sauve de l'agitation. Rejetant l'idée d'une jeune femme naïve et inexpérimentée (Juliette est censée avoir 14 ans), Sasha Waltz fait d'elle une héroïne moderne et émancipée. La candeur et le ravissement de la passion naissante (autrement dit, le côté neuneu) sont replacés par une grande détermination. S'opposant à sa famille et aux codes sociaux, c'est elle qui approche Roméo lors du bal et dans le duo, elle initie la découverte à la fois curieuse et ludique des corps. Après des premiers échanges ravis, les deux jeunes gens semblent rattrapés par la réalité. Les regards lointains et anxieux, les corps qui s'éloignent rappellent leur condition d'ennemis héréditaires (Sasha Waltz cite comme source d'inspiration – discutable – le conflit entre Israël et Palestine). Pourtant, dès que l'un s'éloigne, l'autre vient l'apaiser et l'amour reprend ses droits. Les Roméo et Juliette de Sasha Waltz, magnifiquement interprétés par et lors de la première, sont des amants certes épris l'un de l'autre, mais plus mâtures. Les portés élégants et maîtrisés, les corps toujours en contact permettent l'expression de la passion et de la sensualité, mais sans l'exaltation juvénile et les vifs transports des versions classiques (par exemple de MacMillan ou de Noureev sur une musique de Prokofiev).

La plate-forme se transforme en balcon, Juliette disparaît. Solo sans musique de Roméo. Puis la chorégraphie se fait grouillante et incompréhensible (Scherzo / songe de la fée Mab). L'intermède plaisant de Berlioz ne se trouve pas éclairé par la chorégraphie, plutôt confuse. Nous apercevons sur la passerelle qui continue de s'élever le mariage des deux amants portés par le père Laurent (confident de Roméo). Puis la trame narrative redevient lisible. Roméo tente de gravir le mur infranchissable sur lequel une coulée noire symbolise la mort feinte de Juliette. Danseurs et chœur se rassemblent sur scène pour la procession des Capulet et l'ensevelissement du corps de Juliette sous des galets, dans une tombe dissimulée sous la plate-forme. Arrivé au tombeau, Roméo, fou de douleur, absorbe un poison. Le réveil de Juliette avant sa mort leur offre une dernière danse fiévreuse. Après la découverte tragique des deux amants, les familles ennemies (danseurs et choristes) se rassemblent pour pleurer leurs enfants. Le frère Laurent, la basse et son alter ego, le danseur , est désormais au centre de l'attention. Le chanteur entonne un sermon véhément et blâme les deux familles avec une gestuelle chorégraphiée. Les danseurs se regroupent, s'agitent, se flagellent. La pièce, qui débutait par l'injonction du prince à terminer les querelles intestines, se ferme sur la réconciliation des deux clans, qui dansent désormais à l'unisson. La boucle est bouclée.

Le Roméo et Juliette de Sasha Waltz est en demi-teinte : la scénographie, avec ces deux plate-formes modulables, est à la fois ingénieuse et signifiante, et son esthétique abstraite est soulignée par une lumière très symbolique (par exemple, lorsqu'un jour plein d'espoir se lève après le bal). Les danseurs sont indéniablement talentueux. Le pas de deux, moins marqué de l'estampille « Sasha Waltz », est émouvant : l'expression des sentiments, intérieurs et profonds, doit beaucoup à la subtile interprétation du couple et . Car, pour ce qui est du reste, la surenchère nuit à l'impression générale : les mouvements, peu innovants, sont répétitifs, les danses en petits groupes, les allées et venues éparpillent l'attention et ne font pas particulièrement sens. La partition de Berlioz, qui contrairement au ballet de Prokofiev, est relativement peu chorégraphiée (hormis la version de Béjart en 1966 et celle récente de Thierry Malandain en 2010) était pourtant un écrin idéal. La chorégraphe semble se reposer un peu trop sur la bonne idée de mise en scène, au détriment d'une chorégraphie novatrice. Sasha Waltz fait du Sasha Waltz. Salle comble, presse unanime et places hors de prix : pourquoi changer une équipe qui gagne ?

Julie Piérart

Crédits photographiques : © Bernd Uhlig

En partenariat avec Berlin Poche

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