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Bluthaus de Georg Friedrich Haas, drame musical pour aujourd’hui

A Sarrebruck, reprise d'un des chefs-d'oeuvre de l'opéra des années 2010 : Bluthaus de .

Contrairement à une idée reçue, le destin des opéras contemporains n'est pas toujours l'oubli. Créé à Schwetzingen en 2011, donné ensuite à Bonn, l'avant-dernier opéra de l'Autrichien a été retravaillé pour une seconde version créée à Vienne en 2014 et reprise à Sarrebruck pour deux représentations. À en juger par le nombre de spectateurs ayant quitté la salle pendant le spectacle, on pourrait douter de la pertinence de cette reprise, mais la raison de ces fuites n'avait rien à voir avec la musique de Haas : la complexité du livret, qui multiplie les répliques courtes et les dialogues éclatés, ne facilite pas la réalisation d'un surtitrage, mais elle le rend d'autant plus nécessaire. Choisir de s'en passer, c'est choisir de laisser une bonne partie du public au bord du chemin : la solution aurait été sans doute de l'intégrer dans la mise en scène, en faisant de tout l'espace scénique le support des projections. Dommage, donc, que cette occasion ratée pour certains ; ceux qui ont fait l'effort de suivre jusqu'au bout ne peuvent pourtant que s'en féliciter.

Le librettiste Händl Klaus et le compositeur ont fait le choix risqué de mettre sur la scène la vie contemporaine à travers son angle le plus délicat, celui des faits divers. Nadja vend la maison de ses parents décédés, une très belle maison dont l'architecture enthousiasme les visiteurs. Rien de plus simple donc que de la vendre – jusqu'à ce que des voisins mielleux viennent en dévoiler le secret : c'est la mère de Nadja qui a assassiné son père avant de se trancher la gorge, d'où le titre (La maison du sang, ou en bon français La maison du crime). Mais ce n'est que la partie émergée de l'histoire : dans son enfance, Nadja a subi les assauts de ce père indigne. Situé en Basse-Autriche, la région qui a vu deux des faits divers les plus sordides de ces dernières années (la séquestration de Natascha Kampusch et les décennies d'inceste au sein de la famille Fritzl), l'opéra ne doit pourtant rien à l'actualité, puisque l'idée première en était venue aux deux auteurs avant la révélation des faits. Ce qui les intéresse n'est pas le sensationnalisme, les grands effets que pourrait appeler cette histoire, qui ne dépare pas la longue lignée de grands-guignols tragiques qu'a présentés la scène lyrique. Non, le vrai centre de gravité de l'opéra est intime : comment continuer à vivre et commencer sa propre vie quand pèse un pareil passé ? Le livret de Händl Klaus tisse avec une grande virtuosité les différents niveaux de l'histoire, la présence lancinante des parents morts, les banalités navrantes des acheteurs potentiels, les différents niveaux de consciences de Nadja, les phrases des uns et des autres s'entrecroisant, se reprenant, se continuant. Seuls Nadja, ses parents et l'agent immobilier chantent. Les autres, les indifférents, doivent se contenter de la voix parlée, non sans musicalité ni virtuosité : peut-être sont-ils un peu nombreux, mais la manière dont leurs propos s'entremêlent en de véritables polyphonies est d'un effet certain.

La mise en scène de ne tire hélas pas grand-chose de ce très riche livret : les meilleurs passages sont les plus abstraits ; les différentes images de la maison, d'un kitsch très contemporain, sont d'une embarrassante banalité, et la direction d'acteurs trop platement réaliste, qui ne fait sentir ni la menace du père mort ni la dynamique de groupe des acheteurs, conduit le spectateur à se contenter de la musique. Heureusement, il peut le faire avec grand bonheur.

Depuis la création en 2011, les interprètes des rôles chantés sont les mêmes, et Haas reconnaît volontiers que la microtonalité qui est sa marque de fabrique ne facilite pas l'apprentissage d'une telle œuvre pour les chanteurs, ce qui justifie sans doute cette stabilité. Pour autant, l'écriture vocale de Haas est d'une beauté immédiate, qui fait oublier toute difficulté. Le rôle le plus tendu est sans doute celui de l'agent immobilier, chanté par : la tension se sent dans la voix de ce personnage présenté comme une bouée de secours qui pourrait réussir à sortir Nadja du piège familial de la maison, et la diction en souffre parfois. Le couple parental, chanté par Ruth Weber et (qu'on a souvent vu chez Sciarrino), fait irrésistiblement penser aux deux spectres du Turn of the Screw de Britten ; la mère est entièrement dans l'ombre du père incestueux, pour lequel Katzameier sait mobiliser les ressources inépuisables de sa virtuosité contemporaine. Naturellement, le rôle central chanté par est le plus impressionnant, et la chanteuse s'en tire admirablement, avec une voix chargée d'émotion et constamment compréhensible.

Mais, si grand que soit le talent des chanteurs, c'est l'orchestre qui est l'événement de cet opéra. L'orchestre du théâtre de Sarrebruck n'a pas à rougir ici ; mais la partition que lui offre Haas est trop exceptionnelle pour qu'on puisse la gâcher. Rien de moins symphonique pourtant que cette écriture, qui donne à l'orchestre une place très variable pendant la soirée, sans beaucoup d'occasions de briller, et malgré tout l'oreille du spectateur est presque constamment ramenée vers ce qui sort de la fosse. Il y a là en quelque sorte un trompe-l'œil : tant de mots sur la scène qui ne servent qu'à dissimuler, tandis que l'essentiel est tapi dans l'arrière-plan sonore. Cet orchestre refléterait-il, tout simplement, l'état d'esprit de la pauvre Nadja au fil de cette traumatisante visite immobilière ? Pas même : changeant, souvent lancinant, plein de percussion ou dominé par les cordes, le son orchestral a toutes les fonctions, et une ambiguïté qui en fait souvent la fascination.

Dommage que son livret très littéraire et la probable difficulté pour des non-germanophones, même avec surtitres, d'entrer dans sa narration ne facilite pas sa diffusion internationale : avec le célèbre Written on Skin de George Benjamin, les années 2010 en sont déjà au moins à deux grands chefs-d'œuvre pour le répertoire lyrique du XXIe siècle.

Crédits photographiques : © Björn Hickmann/Stage Picture

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