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150 ans de la naissance de Nielsen et de Sibelius

A partir de la gauche: Frederik Schnedler-Petersen, , , Georg Høeberg, Erkki Melartin, , , Johan Halvorsen. Photo prise à l'occasion d'un concert le 20 juin 1919

Cette année le monde musical fête – ou devrait fêter – dignement le 150e anniversaire de la naissance de deux compositeurs nordiques de stature exceptionnelle, dont la musique respective ne ressemble à aucune autre. Le Danois (1865-1931) et le Finlandais (1865-1957) ont vécu à quelques centaines de kilomètres l'un de l'autre et se sont rencontrés en quelques occasions. Leurs esthétiques si dissemblables ont sûrement facilité la politesse respectueuse de leurs relations personnelles. En voici l'histoire.

Les deux artistes nordiques naissent la même année à six mois d'intervalle, en 1865 ; Sibelius dans la ville de Hämeenlinna, située à une centaine de kilomètres d'Helsinki, et Nielsen à Nørre Lyndelse sur l'île de Fionie, non loin de la capitale régionale Odense. Après avoir fréquenté le Conservatoire de Copenhague (1884-1886), dirigé par le célèbre Niels Gade pour Nielsen, et l'Institut de musique d'Helsinki (1885-1889), placé sous l'autorité de Martin Wegelius pour Sibelius, à l'instar de nombreux musiciens du Norden, ils se rendent, non pas à Leipzig comme beaucoup, mais à Vienne et Berlin pour le Finlandais et en voyage d'études européen (Allemagne, Italie, France) pour le Fionien. Ils élargissent ainsi leurs horizons artistiques bien au-delà de ce que pouvait proposer leur capitale respective, pourtant relativement dynamique et diversifiée sans jamais cependant pouvoir rivaliser sérieusement avec les autres grands centres européens.

Leurs premières compositions s'adressent à la chanson et à la musique de chambre, avant qu'ils ne se tournent progressivement vers les possibilités infinies de l'orchestre, où l'un et l'autre démontreront l'originalité et la profondeur de leur pouvoir créateur. La symphonie deviendra rapidement le genre où ils exprimeront au mieux leur extraordinaire singularité.

Berlin, octobre 1890 : première rencontre.

Sibelius, en route pour Vienne, fait une halte de quelques jours à Berlin et y retrouve plusieurs de ses camarades antérieurement fréquentés. Nielsen commence son périple européen par l'Allemagne avec en poche des lettres de recommandation de Niels Gade, encore très populaire dans ce pays. Il visitera de nombreux musées et assistera à un grand nombre de concerts. Nielsen préféra la ville de Dresde à celle de Berlin, tout comme Sibelius d'ailleurs, qui confia à sa fiancée Aïno Järnefelt le 24 octobre : « Je serais incapable de travailler ici, l'endroit semble pire que jamais. »

Sibelius et Nielsen, pas encore trentenaires, font donc connaissance lors d'un dîner donné par le mécène Johan Dahlberg, le protecteur d'Adolf Paul, un ami du jeune musicien et écrivain suédois. On rapporte que Sibelius n'était pas en grande forme ce soir-là, humeur qui semble avoir fortement contrasté avec la joie exubérante de ses compagnons mais qu'il tenta de masquer de son mieux. Aux relations habituelles s'ajoutent le Finlandais Armas Järnefelt, destiné à devenir compositeur et surtout chef d'orchestre réputé, dont une partie importante de la carrière se déroulera à Stockholm, et donc le Danois , dont la renommée au Danemark est en marche.

Quelques jours plus tard Nielsen faisait jouer en privé son Quatuor à cordes n° 2 en fa mineur, avec au premier violon le fameux violoniste hongrois Joseph Joachim (1831-1907), les autres instruments étant confiés à des relations de Sibelius. Le second violon revenait à Fini Henriques (1867-1940), futur compositeur et acteur très populaire de la vie musicale danoise, Frederik Schnedler-Petersen (1867-1938) à l'alto devait plus tard trouver le succès comme chef d'orchestre de grand talent et ardent défenseur de l'œuvre orchestrale de son compatriote et ami Carl Nielsen. Enfin, c'est un musicien américain Paul Morgan, qui touchait le violoncelle.

Deux incarnations d'une « âme scandinave »

Dès 1892, Sibelius, dans le cadre de la politique nationaliste de défense vis-à-vis de la menace russe, devient très tôt un des piliers majeurs et incontournables de la lutte pour la culture et de la langue finnoises. Nielsen dans sa volonté anti-romantique très tôt affichée ne se comporte cependant point en brutal iconoclaste. Sa musique et sa personne restaient relativement à distance du sentiment patriotique exacerbé que Sibelius, lui, ne pouvait ignorer tant les situations politiques, culturelles et linguistiques étaient peu comparables. Peu à peu le Danois fut considéré comme un puissant représentant de l'âme scandinave (avec un apogée situé vers 1911 correspondant au succès incontestable de la Symphonie n° 3, dite « Espansiva », que l'on rapprocha bientôt de la manifestation presque idéale d'une certaine conception de l'âme danoise, une sorte de « danité » difficile à définir précisément).

Signalons que les deux premières symphonies de nos deux compositeurs, réussites vraiment patentes, constituent une sorte de synthèse de l'histoire du genre symphonique en Europe. Après leurs créations respectives (1894 et 1902 pour le premier ; 1900 et 1902 pour l'autre), les deux compositeurs ne voulurent pas se complaire dans le simple renouvellement d'une formule, fût-elle à succès. Ils conclurent indépendamment l'un de l'autre qu'ils ne leur restaient plus qu'à proposer au monde le fruit de leur originalité et de leur individualité créatrice, ce qu'il n'avait encore jamais entendu.

Au plan de la popularité, Nielsen gagna l'assentiment progressif de ses concitoyens et plus modestement du reste de la Scandinavie. Plus précocement, Sibelius, de son côté, devint un authentique héros national en Finlande, icône politique, culturelle et musicale, mais aussi très largement dans l'ensemble du Nord et ailleurs en Europe mais également dans les pays anglo-saxons. Sibelius vécut en totale implication, symbiose et autarcie (autocentré) avec son œuvre, presque dirons-nous de manière monomaniaque et égoïste ; Nielsen ajouta à son travail de compositeur de nombreuses activités non créatrices et une vie sociale nettement plus mouvementée et sympathique.

Des symphonies très contrastées

Au début du mois de février 1909, Nielsen, alors devenu réputé en Europe, entendit à Copenhague la Symphonie n° 2 en ré majeur de Sibelius sous la baguette du pianiste, chef et compositeur suédois , admirateur sincère des deux artistes. Après le concert, Nielsen écrivit une lettre, datée du 7 février, à l'auteur de cette symphonie luxuriante et entraînante : « Ta musique doit être jugée comme quelque chose de tout à fait spécial, à l'aune non d'une délicate balance de pharmacien, mais d'une grand-route que l'on peut parcourir à cheval, en voiture, avec bêtes et gens, à ciel ouvert sous le soleil et dans le vent, au milieu d'une foule en mouvement et au sein d'une nature déployée dans toute sa grandeur et dans toute sa paix. Telle est l'impression que j'en retire pour le moment. » Ce commentaire favorable est au moins aussi révélateur du tempérament de Nielsen que de celui moins expansif de Sibelius.

Il ajoutait dans le même courrier : « Je suis un très grand admirateur de la puissance étrange et singulière qui irradie de ta symphonie et je te remercie pour la très forte impression qui m'accompagne encore, plusieurs jours après le concert – et dont je ne peux encore me libérer. D'une manière générale, ta symphonie embrasse tout – à un moment elle est pleine de caractère, sauvage comme lors d'un conflit violent, et, peu après, délicate et douce dans son infinie tranquillité ». A cette époque Nielsen travaillait à sa Symphonie n°3.

La luminosité et la manière extravertie de grandes partitions de Carl Nielsen, comme le Concerto pour violon et orchestre et la Symphonie n°3, présentés à Copenhague le 28 février 1912, contrastent fortement avec le climat mystérieux et insondable de la Symphonie n° 4 en la mineur de Sibelius, en création danoise quelques mois plus tard. Il est évident que leurs messages respectifs s'opposent totalement et la capitale danoise eut bien du mal à apprécier cette dernière partition si novatrice. Une certaine presse reprocha au Finlandais de « s'être coupé de la réalité », tandis qu'au contraire le critique Charles Kjerulf, dans Politiken, apprécia « cette grande œuvre de musique de chambre pour orchestre » et suggéra qu'elle aurait put être baptisée « Sinfonietta ».

1912 : Sibelius connaît un demi échec à Copenhague

Fin novembre 1912, Sibelius prit la direction de Copenhague, où l'éditeur de musique Wilhelm Hansen avait organisé sa venue en vue de plusieurs concerts. Lors de la répétition de sa très novatrice et dérangeante Symphonie n° 4, le compositeur eut bien du mal à imposer son œuvre et surtout à la faire comprendre des instrumentistes, dont certains violonistes firent parfois montre de désorientation passagère, voire d'opposition. Lors du concert le maître finlandais ne fut pas au meilleur de sa forme ; de plus, on remarqua que sa main droite tremblait. Un critique ressentira de la même façon le tempérament tourmenté et très introverti du maître placé face à l'Orchestre royal danois dans la salle du Odd Fellow Palace ce 3 décembre 1913. Le public surpris n'adhéra pas pleinement à la nouvelle symphonie. Mais dans la seconde partie du concert l'atmosphère se réchauffa sensiblement au contact de la deuxième série des Scènes historiques op. 66, de plusieurs mélodies (dont « Höstkväll » / « Soir d'automne ») défendues par la soprano norvégienne Borghild Langaard, et du poème symphonique au climat fascinant intitulé Chevauchée nocturne et Lever de soleil. Ces dernières partitions recueillirent sans réserve un large succès auprès du public et d'une grande partie de la critique professionnelle danoise.

Après le concert la Société des compositeurs danois organisa en son honneur une grande soirée à l'Hôtel d'Angleterre, situé en plein centre de la capitale. De grandes figures de la vie musicale danoise étaient présentes. Carl Nielsen et le compositeur (1864-1936) prononcèrent un discours sympathique. Sibelius qui, on le sait, avait horreur de s'exprimer en public, leur répondit brièvement mais avec beaucoup de chaleur. Le chœur d'hommes Bel Canto chanta de l'invité, « Sortunut ääni » (« La Voix brisée »), une œuvre composée en 1898. Sibelius put ainsi retrouver avec plaisir dans le jardin d'hiver du fameux établissement ses vieux amis de Berlin, à savoir principalement Fini Henriques et Schnedler-Petersen. La soirée se déroula au mieux même si certains, Sibelius principalement, purent percevoir une tension opposant Charles Kjerulf, franchement favorable à sa musique et d'autres moins disposés à la clémence. Il crut ressentir également un malaise entre Nielsen et lui-même. Le tout peut-être exacerbé par sa formidable réputation internationale avec laquelle Nielsen ne pouvait en aucun cas rivaliser.

Chaque faction tentait de hisser son héro au sommet, parfois de manière outrageusement excessive. La presse danoise ne ménagea pas ses interrogations à propos de la Symphonie n° 4, de telle sorte que, de retour à Helsinki, Sibelius, en prenant plus précisément connaissance, ne cacha pas son désappointement. Il avança, dépité : « Les démons sont lâchés dans les journaux de Copenhague. Suis insulté d'une manière grossière. Je ne puis rester en bonnes dispositions spirituelles face à cela. » Il s'emporta au point de qualifier son collègue danois de « faux ami ». La franchise habituelle du Danois qui n'avait pas apprécié suffisamment la Symphonie n° 4, le contraria fortement. En l'espèce, il mit en avant son propre jugement, sans rapport avec la réalité. De fait Nielsen n'avait rien d'un hypocrite et son franc parlé et son naturel, ne correspondaient toutefois nullement à ces récriminations.

De l'estime, pas d'amitié.

En réalité ce mouvement d'humeur plutôt injuste ne doit pas occulter la réalité de leurs contacts et les deux hommes maintinrent malgré tout de bonnes relations, sans atteindre toutefois une réelle amitié comme celle qui les unit à Stenhammar par exemple. On sait que Nielsen, empli de bonnes intentions, avait tenté de poser des jalons afin de faire fructifier l'intimité de leurs contacts à un niveau plus personnel sans résultat patent et durable toutefois.

Bien sûr le Nielsen qui confiait à son collègue sa grande admiration en 1909 avait quelque peu modifié son jugement quant aux voies nouvelles suivies par Sibelius. La profonde introspection de ce dernier contrastait fortement avec le caractère lumineux de la Symphonie « Espansiva » de Nielsen. Ce sera moins nettement le cas avec la Symphonie n° 4 « Inextinguible », nettement plus pessimiste et audacieuse, élaborée au moment où Sibelius à son tour créait sa merveilleuse et beethovénienne Symphonie n° 5. Non que Nielsen n'ait pas sérieusement pensé au sens de la vie et aux grandes interrogations métaphysiques, mais son regard sur la destinée humaine n'était en rien comparable avec la noirceur insondable de son collègue de l'Est profondément centré sur son monde intérieur tourmenté. Sibelius n'eut probablement pas la disposition psychologique espérée pour admettre que l'on puisse ne pas adhérer d'un trait au climat inédit de sa Symphonie n° 4.

En octobre 1913, Nielsen gagna Helsinki et dirigea (dans la salle de l'Université d'Helsinki), le 23, le Concerto pour violoncelle de Dvořák, sa propre Symphonie n° 3, et son hymne au soleil, l'ouverture Hélios. Sibelius assista au concert. Dans son journal intime ce dernier nota le jour même : « Ai entendu aujourd'hui la nouvelle symphonie de Carl Nielsen. Une belle œuvre, mais dépourvue à mon avis de thèmes contraignants. Un véritable artiste, cet homme. » Il entendit encore des pièces du Danois Peder Gram et du Suédois Stenhammar.

Si Stenhammar établit d'étroites relations humaines et artistiques avec Nielsen et avec Sibelius, les deux derniers ne parvinrent pas à franchir l'étape initiale de la réserve polie et conventionnelle. Le musicien suédois défendit précocement la musique de Sibelius mais aussi celle de Nielsen (dont il dirigea la Symphonie n° 1 à Göteborg le 16 novembre 1910), et qu'il invita à venir diriger plusieurs saisons à Göteborg. Nielsen dirigea la Philharmonie de Copenhague pendant une douzaine d'années (1915-1927) ; il ne conduisait pas exclusivement sa musique mais ne programma pas les dernières œuvres de Sibelius, ce qui ne fut pas le cas de Stenhammar. Quant à Sibelius il ne prenait en charge que ses propres partitions. Le Danois dirigea principalement, et non sans plaisir, En Saga et la Symphonie n° 2 en ré majeur, mais jamais la Symphonie n° 4 par exemple, sans doute trop angoissée et étrangère à son état d'esprit.

Le passage des deux premières symphonies de Nielsen vers la Symphonie n° 3, que l'on vient de présenter, puis rapidement vers la Symphonie n° 4, sous-titrée « l'Inextinguible », présente quelque chose d'analogique avec la transition de la Symphonie n° 3 (1907) de Sibelius, qui tourne le dos au romantisme « kalévaléen », à la profonde, originale et personnelle Symphonie n° 4. Dans les deux cas, les deux géants nordiques ont déjà parfaitement assimilé leur héritage. Mais cela ne suffit plus à leur génie. L'Inextinguible de Nielsen et la Symphonie n° 4 de Sibelius les propulsent bien au-delà des contingences sociales qui les ont influencés et pour partie formatés. Dès lors ils progressent quasiment sans modèles, sans repères et acquièrent, parfois dans la douleur et la solitude, le rarissime statut de géniaux créateurs. Ils sont devenus des célébrités sans renoncer à proposer ce qui leur tient le plus à cœur, leur intime vérité artistique et humaine. On peut avancer que leur place de premier plan qui ne pouvait être qu'exclusivement artistique a quelque peu limité la qualité, l'intensité et la fréquence, et pour tout dire la sincérité, de leurs échanges humains et musicaux. De fait l'un et l'autre se rapprochèrent pour divers motifs davantage d'autres collègues.

Retrouvailles pour des festivals

À l'occasion du Festival de musique baltique de 1914, Nielsen déplora les musiques qu'il entendit, motivé par sa volonté marquée d'explorer des voies nouvelles. Sibelius ne semble pas avoir été présent, mais on relève la participation de personnalités comme , Franz Neruda, Georg Høeberg… En février 1914, lors d'un long séjour à Berlin, Sibelius assista à de nombreux concerts, dont un concert de musique nordique où l'on interpréta l'ouverture de Saül et David de Carl Nielsen, le « Scherzo » de la Symphonie n° 4 de , et le Concerto pour piano n° 2 de Stenhammar. Il découvrit une sonate pour piano de Jean Huré (1877-1930), qu'il apprécia beaucoup.

A Copenhague,en juin 1919, se déroula un nouveau festival de musique nordique. De grands noms se retrouvèrent afin d'y présenter et d'y défendre leur musique ou celle de leurs compatriotes. Nous possédons une fort intéressante photographie réunissant huit musiciens de premiers plans. Devant le célèbre parc du Tivoli, au centre de la capitale danoise, se tiennent, de gauche à droite, en costume strict et chapeau quasi obligatoire, le célèbre chef danois Frederik Schnedler-Petersen, son confrère finlandais, le fameux chef et grand défenseur de l'œuvre de son ami Sibelius, , (le seul habillé en noir), le très actif chef danois Georg Høeberg, descendant de Hans Christian Lumbye,  Erkki Melartin, très intéressant compositeur finlandais, le compositeur, pianiste  et chef d'orchestre , grand et sincère admirateur de l'art de Sibelius et de Nielsen, Carl Nielsen, et enfin le chef et compositeur norvégien Johan Halvorsen. Tous jouissaient alors d'une forte renommée et représentaient un pan majeur de la vie musicale de leur propre pays.

Une autre photographie fut prise en intérieur, celui de l'Hôtel d'Angleterre. Ces messieurs, les mêmes, portent la tenue de soirée, smoking et chemise blanche. Une femme figure au premier rang, la soprano Karin Branzell. Sibelius vient juste de se raser la tête et sa femme qui l'a accompagné n'est pas présente sur la photo. Au Odd Fellow Palace, face à un orchestre fort d'une centaine de membres venus des principaux orchestres de la ville,  il dirige sa Symphonie n° 2, qui enregistre un franc succès bien qu'il eût nettement préféré diriger la nouvelle version de sa Symphonie n° 5. L'œuvre reçut des applaudissements chaleureux et fournis lors de ce  concert du 18 juin.

Sibelius et Aïno, Stenhammar,  Kajanus et son épouse furent invités le 10 juin au domicile de Carl Nielsen pour un repas. Les trois autres invités étaient Kajanus, son épouse et Stenhammar. Témoin et observateur de la soirée ce dernier rapporta dans une lettre à sa femme (datée du 12 juin 1919) qu'il ne décela aucune tension ni animosité entre les deux grands compositeurs nordiques. « Sibelius était dans une grande forme, calme et plein de sang-froid, totalement à l'aise, sans aucune trace d'irritabilité. Il a bu un schnaps mais en refusa fermement d'autres en dépit de l'insistance de ses hôtes. Il refusa aussi un verre de porto et but seulement une modeste quantité de vin rouge, que nous autres consommèrent comme s'il s'était agi d'eau, mais il fut si charmant et spirituel et avec tant de fantaisie que je n'ai cessé de penser à toi, qui n'étais pas parmi nous et ne pouvais bénéficier comme nous de sa riche conversation. Après le café au bord de la mer, avec les rossignols qui chantaient et le  clair de lune, nous avons terminé la soirée par une délicieuse partie de trictrac. Nous nous sentions, en bras de chemise, tels d'authentiques descendants de Vikings. »

Sans tarder Sibelius remercia les Nielsen par courrier : « Merveilleux ami, tous mes remerciements. J'espère que pour vous tout va bien. Meilleurs compliments à ta géniale épouse et à toi. J'ai souvent été étonné de constater comment deux génies comme vous pouvaient vivre si heureux ensemble. Votre fidèle Jean. » Propos qui démontrent soit l'ignorance soit l'extrême discrétion du Finlandais quant aux sérieuses difficultés conjugales des Nielsen. Les caractères si différents des deux personnages, leurs goûts musicaux si distincts, leur création musicale presque sans point commun ont malgré tout laissé la place à une cordialité de belle tenue. Preuve de leur différence et de leur tolérance, l'admiration sans réserve vouée à Beethoven par Sibelius contrastait, sans conflit, avec celle dont Nielsen investissait la production de  Mozart.

Au concert d'ouverture du 13 juin,  Selim Palmgren enregistra un grand triomphe comme compositeur et comme pianiste virtuose avec son Concerto pour piano n° 3 (Metamorphosis). On entendit également  la Suite lyrique d'Erkki Melartin, un Quintette avec piano d'Erik Furuhjelm, la Sinfonietta de Kajanus, des mélodies d'Oscar Merikanto et le très intéressant Trio de Kuula par les trois frères Hannikainen, lors d'un concert de musique de chambre. Le dernier concert du festival (le 20 juin) se termina avec la Symphonie n° 4 « Inextinguible » de Nielsen sous sa propre direction (une œuvre créée en 1916). Ce chef-d'œuvre termina le festival avec brillance et éclat.

Un souper fut donné après le spectacle au Pavillon Langelinjes. Nielsen souligna combien il était ravi de la participation de la Finlande au festival et remercia la contribution de Kajanus. Ce dernier répondit avec un point de vue patriotique, espérant la pérennité de la liberté de la Finlande. A son tour, loua Sibelius. En guise de coda au festival, le samedi soir 21 juin, on donna un concert à Tivoli avec la participation de plusieurs chefs d'orchestre (huit au total). On termina avec l'exécution de Finlandia sous la direction de son auteur.

Dans une missive écrite à Copenhague et datée du 27 février 1920, Carl Nielsen informait son collège finlandais : «  Je viens juste de jouer ta remarquable En Saga et je t'envoie en toute hâte mes plus chaleureux sentiments. Les 3 et 4 mars je dirigerai Finlandia à Amsterdam avec le formidable orchestre de Mengelberg. Salutations de ma femme pour toi et ta douce dame. »

Le Festival de musique nordique suivant se tint à Helsinki en 1921. Le concert d'ouverture fut consacré à un épisode de la Suite de Lemminkaïnen, « Le Retour de Lemminkaïnen », dirigé par Sibelius. On entendit aussi la Symphonie n° 2 de Leevi Madetoja, le Concerto pour piano n° 2 de Selim Palmgren (« La Rivière »), Orjan poika de Kuula. Également le poème symphonie Aino de Robert Kajanus. Des pages de Erkki Melartin et d'Axel von Kothen complétaient la programmation. Le lendemain fut exécuté le remarquable quatuor Voces Intimae de Sibelius. Le 23 retentit la musique déjà ancienne de Nielsen, Hymnus Amoris, sa cantate pour solistes vocaux, chœur d'enfants et orchestre ; le 25 ce fut au tour de la Symphonie n° 2 de Johan Svendsen ; le 27 on écouta la Quatrième Symphonie de Hugo Alfvén pour soprano et orchestre et le Deuxième Concertopour piano de Wilhelm Stenhammar. Nielsen rendit compte à sa femme depuis Helsinki de la représentation de sa cantate Hymus Amoris et de son Quatuor à cordes en mi bémol. « Sibelius était à côté de moi pendant tout ce temps, et  les ovations… finirent par devenir fatigantes. » Si Halvorsen et Schnedler-Petersen étaient présents, Stenhammar et Rangström n'avaient pas fait le déplacement.

De son côté, Sibelius dirigea le dernier concert entièrement dévolu à sa musique avec la Symphonie n° 5, La Fille de Pohjola, les Scènes historiques op. 66 et Snöfrid. Une ovation fortement marquée fit suite à l'exécution. Nielsen, au nom de l'Union des musiciens danois, lui remit une couronne de lauriers. Schnedler-Petersen retourna à Copenhague avec la partition de la Symphonie n° 5 , qu'il s'empressa de diriger à Tivoli dès le 11 août, enregistrant un grand succès.

Lors des Nordische Musikfest (Semaine de musique nordique) de Heidelberg, en juin 1924, Sibelius fut invité à venir diriger mais ne s'y rendit pas, préférant envoyer à sa place Robert Kajanus. Nielsen représenta le Danemark et Kurt Atterberg la Suède. Le 16 on entendit donc la suite orchestrale d'Aladdin de Nielsen pour commencer le concert, sous sa baguette, et l'œuvre chorale Hymus Amoris pour clore la soirée, sous l'autorité du chef allemand Hermann Meinhard Poppen. Outre des pièces de Niels Otto Raasted et Peder Gram, le fougueux Kajanus dirigea la Symphonie n° 5 en mi bémol majeur de son ami Sibelius, absent on l'a dit, dans sa troisième et dernière version.

En septembre-octobre 1924 Sibelius voyagea en direction du Danemark (Copenhague), sans Aïno,  pour une série de cinq concerts à guichets fermés (du 1er au 8 octobre). Il s'installa une nouvelle fois à l'Hôtel d'Angleterre. Le 27 septembre lors d'une réunion chez Asger Hansen, le directeur des  éditions Wilhelm Hansen,  il se trouva, non sans une vive émotion, assis aux côtés de Nina Grieg, la veuve du compositeur norvégien disparu dix-sept ans auparavant. L'association Danemark-Finlande organisa une fête en son honneur, au cours de laquelle le Quatuor de Copenhague interpréta Voces intimae ; leur lecture bouleversa le compositeur.

Le 1er octobre, un concert se déroula au Palais Odd Fellow en présence du roi Christian X, de la reine Alexandrine de Mecklenburg-Schwerin, des ambassadeurs de Finlande et de Norvège, du ministre danois de l'Éducation, d'amis et collègues, tels Carl Nielsen et Louis Glass. Sibelius dirigea  sa Symphonie n° 1. Pendant l'entracte, Christian X le fit commandeur de première classe dans l'ordre du Dannebrog. Le concert reprit avec la Fantasia sinfonica (bientôt appelée Symphonie n° 7), la Valse triste et Finlandia. Il semble que ce fut la première fois qu'un tel programme fut enregistré  par la Radio, en l'occurrence Radio Ryvang,  touchant ainsi de nombreux foyers danois. Lors de trois de ses concerts programmés, Sibelius proposa également sa Valse chevaleresque. Le succès public fut exceptionnel et la critique danoise se montra très élogieuse  avançant dans son ensemble des critiques emplies de respect, et ce même envers la nouvelle Fantasia Sinfonica qui fut bien acceptée.

Le programme du 2 octobre proposait la Symphonie n° 5, quatre mouvements de la Suite du Roi Christian II, Finlandia et Valse triste. Et en plus, chose plutôt rare, l'Impromptu pour chœur de femmes et orchestre. La venue de Sibelius attira de grands musiciens danois, outre Carl Nielsen, Louis Glass,  Fini Henriques,  Hakon Børresen et Peder Gram. Les autres concerts se déroulèrent les 4, 8, 11 et  12 octobre (sans oublier un concert donné à Malmö le 5 octobre). Tous les billets avaient été vendus. Un record pour l'époque. Le 7 octobre 1924, Aïno Sibelius, restée au pays reçut une photographie de la maison d'été des Nielsen, accompagnée d'un court message : « Notre maison d'été à Skagen [à l'extrême nord du Jutland]. Vous y serez  la bienvenue l'été prochain. » Nielsen compléta dans une lettre : « Chère Madame Sibelius, Vous avez manqué ici le grand succès de Jean. Tout s'est passé  brillamment et vous pourriez être fière que sa dernière symphonie soit si importante. Si seulement vous pouviez être ici avec nous ! Bonne chance avec votre jambe. Meilleurs salutations de ma femme et de votre vieux Carl Nielsen. »

Vers 1924, alors que Sibelius sexagénaire a achevé son cycle symphonique (on attendra en vain une Huitième Symphonie annoncée), Nielsen va encore composer de grandes partitions novatrices dans cette dernière période de son existence (Symphonies n° 5 et 6, chefs-d'œuvre pour piano, Concerto pour flûte et pour clarinette…).

En 1926, les deux musiciens se rencontrent une nouvelle fois lors du Festival de musique scandinave à Copenhague. C'est à cette occasion que Sibelius, dont la reconnaissance internationale surpassait grandement celle de Nielsen lui dit, non sans une certaine générosité : « Je ne vous arrive pas à la cheville. » Une photographie témoigne de l'événement. On y voit Aïno Sibelius entourée de son mari à sa droite et de Carl Nielsen à sa gauche. Assis devant le maître finlandais se tient Wilhelm Stenhammar. Sibelius donna alors son dernier concert à l'étranger, à l'invitation du critique danois Gunnar Hauch, lors de la visite danoise du président finlandais Lauri Kristian Relander. Arrivé le 30 septembre, il se rendit plus tard  dans la journée aux répétitions, après s'être installé une fois encore à l'Hôtel d'Angleterre. Quelle ne fut pas sa contrariété lorsqu'il découvrit dans le principal journal de la capitale, Politiken, un article négatif de Louis Glass, l'accusant en quelque sorte de saboter par sa présence les manifestations de la Société de concerts danoise. Pernicieux, Glass posa la question de savoir si, invité en Finlande, le roi du Danemark amènerait Carl Nielsen avec lui ? Sibelius dirigea le concert du 2 octobre dans une salle pleine : Symphonie n° 5, la suite du Roi Christian II, l'Impromptu op. 19 et Finlandia. Il donna en bis deux fois sa Valse triste. Ce fut, on l'a dit, son ultime concert en tant que chef d'orchestre.

A  Helsinki, le 25 avril 1927, Kajanus  et l'Orchestre de la ville, donnèrent un concert consacré à trois nouvelles œuvres finlandaises, trois chefs-d'œuvre de Sibelius : la Symphonie n° 7, le poème symphonique Tapiola et le Prélude de la Tempête (et aussi, plus ancienne, la suite Rakastava/L'Amant). On ne sait pas si Sibelius assista à la soirée. Quelques jours plus tard s'ouvrit le Festival de musique nordique à Stockholm (1927). L'ouverture, le 2 mai, commença avec un concert finlandais. Le concert dura pratiquement trois heures, pendant lequel Madetoja dirigea sa Symphonie n° 3 en la majeur. Kajanus conduisit sa propre Overtura sinfonica, et, pour finir, la cantate Jordens Sång (Chant de la terre) pour chœur mixte et orchestre, 1919) de Sibelius conclut le programme. Étonnamment, ce fut la seule œuvre de Sibelius lors de ce Festival ! A cette occasion Sibelius fut manifestement marginalisé et la cantate diversement appréciée par la presse. Nielsen fut représenté par sa singulière Symphonie n° 4 qu'il défendit en personne, comme en 1919 à Copenhague. De plus, on joua également des œuvres de facture plus moderne comme Pan d'Aare Merikanto, Exotica d'Erik Furuhjelm, Noctune de Väinä Raitio et la Suite Pastorale de Palmgren. La critique professionnelle publia des commentaires très contrastés.

Après la mort de Nielsen en 1931, sa veuve Anne-Marie Carl-Nielsen écrivit à deux reprises à Sibelius : une lettre le 3 novembre 1939 et une carte postale datée du 8 décembre 1940 pour l'anniversaire du grand compositeur. En 1953, plus de vingt ans après le décès de Carl Nielsen, Sibelius adressa quelques mots destinés à être publiés dans le programme d'un Festival Carl Nielsen organisé à Copenhague, qualifiant ainsi son collègue : « Carl Nielsen, le plus grand fils du Danemark, fut un symphoniste né bien qu'il produisit de la musique pour tous les genres. » Le vieil homme qui devait vivre encore quatre années, précisa : « Grâce à sa puissante intelligence, il développa son génie afin de réaliser ses objectifs, lesquels, me semble-t-il, étaient clairs pour lui depuis le tout début. Grâce à sa forte personnalité en tant que compositeur, il édifia une école et influença profondément des compositeurs de nombreux pays. On parle de la tête et du cœur : Carl Nielsen avait les deux à la fois au plus haut degré. Les principes qu'il suivit comprenaient une prise de distance du romantisme ; ils sont aujourd'hui bien admis. Sa musique génère le plus grand intérêt à notre époque. » Il se rappellera  pour finir : « J'ai eu le plaisir d'être son ami et la chance de suivre son développement depuis les tout débuts. En tant qu'ami, il était incomparable et avec gratitude je me souviens des heures que nous avons passées ensemble. » Ce dernier paragraphe semble avoir été biffé et non publié.

Deux génies singuliers

Malgré des contacts rares et souvent superficiels, mais constamment respectueux, les deux grands compositeurs nordiques affichèrent majoritairement une estime sincère pour l'altérité  de l'autre. Leurs rencontres se cantonnèrent presque uniquement aux cérémonies et concerts officiels, sans presque jamais concerner des relations privées. Leur méfiance non exprimée clairement se trouvait probablement renforcée artificiellement par l'influence de leur entourage respectif plus ou moins chauvin.

Nielsen et Sibelius dans la première partie de leur parcours de compositeurs tentèrent d'illustrer puis d'enrichir l'héritage culturel et musical de leur patrie de la meilleure manière possible. Tous les deux, parvenus à la maturité, ambitionnèrent d'atteindre une expression moins dépendante de leur legs nationaux respectifs et tentèrent de se hisser à l'universel. De la sorte, ils se détachèrent des paramètres qui avaient fini par charmer leurs compatriotes et enregistrèrent des commentaires tour à tour étonnés, réprobateurs, stigmatisants, avant, in fine, de bénéficier d'analyses positives voire admiratives.

Globalement, la musique de Carl Nielsen se positionne dans un courant moderniste qu'il initie en grande partie et que l'on peut qualifier de non-romantique et de néoclassique ; de son côté, Jean Sibelius, tout en renouvelant nombre de conceptions musicales traditionnelles se débat avec lui-même dans un élan de concentration et de sérieux, conscient de conférer à certaines de ses partitions bien davantage qu'une simple création, fut-elle du plus haut niveau.

Gunnar  Hauch statua avec justesse, je paraphrase, que Nielsen était un sculpteur, un adorateur de la ligne et de la forme, tandis que Sibelius à ses yeux était un maître de la couleur, de la fantaisie et un grand mélodiste.

Bibliographie, pour parfaire :

Andrew Barnett, Sibelius, Yale University Press, 2007.

Finn Benestad & Dag Schjelderup-Ebbe, Johan Svendsen. The Man, the Maestro, the Music,  Peer Gynt Press, 1995.

Jean-Luc Caron, Carl Nielsen, L'Age d'Homme, 1990.

—— Carl Nielsen et Jean Sibelius : Aspects d'une fracture 1924-1925, Bulletin de l'A.F.C.N. n°10, 1993, p. 44-49.

—— Carl Nielsen, in Sibelius de A à Z,  Bulletin de l'A.F.C.N. n° 14, 1996, p. 68.

——- Sibelius, L'Age d'Homme,  1997.

—–  Sibelius, Actes Sud/Classica, 2005.

—–  Un concert nordique à Heidelberg en 1924, in Sur les traces de Carl Nielsen, ResMusica.com, octobre 2009.

—— Carl Nielsen, bleu nuit éditeur, 2015.

Glenda Dawn Goss, Sibelius. A Towering National Composer : An Outsider's Perceptions, in Carl Nielsen Studies, vol. V, 2012, p. 78-93.

Daniel M. Grimley (Edited by), Sibelius, The Cambridge Companion, Cambridge University Press, 2004.

Daniel M. Grimley, Carl Nielsen and the Idea of Modernism, The Boydell Press, 2010.

Jack Lawson, Carl Nielsen, Phaidon, 1997.

Mogens Rafn  Mogensen, Carl Nielsen. Der dänischer Tondichter, Verlag Eurotext Arbon, 1992.

Robert Simpson, Sibelius et Nielsen, A Centenary Essay, BBC publications, 1965.

Erik Tawaststjerna, Sibelius, Faber & Faber, traduction anglaise de Robert Layton : vol. I, 1976 ; vol. II, 1986 ; vol. III, 1997.

Marc Vignal, Sibelius, Fayard, 2004.

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