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Opéra de Paris, l’élitisme des places vides

On peut, bien sûr, considérer que le prix des places à l'Opéra de Paris est trop élevé dans l'absolu, et la comparaison avec les salles concurrentes des grandes capitales ne contredit pas cette vision générale, notamment dans les catégories intermédiaires. On peut aussi s'effrayer de l'augmentation massive de cette tarification : à l'automne 1994, il fallait environ huit heures et demie de travail au SMIC pour voir Madama Butterfly depuis une place au premier rang du second balcon de l'Opéra Bastille ; pour s'offrir cette place de qualité moyenne (vue dégagée, mais éloignement redoutable de la scène), il fallait compter deux heures de plus lors de la reprise du même spectacle en janvier 2006 ; pour la reprise de l'automne 2015, le prix de la place atteignait 130 €, soit 13,5 heures de travail rémunérées au SMIC : non seulement il a triplé en valeur absolue, mais il a augmenté de plus de 50 % en termes de pouvoir d'achat. Jusqu'à présent, c'était essentiellement la programmation lyrique, au point que les taux de remplissage du ballet, longtemps plus bas, dépassent depuis quelques années ceux du lyrique et masquent partiellement la chute de ces derniers.

Mais le problème le plus grave de cette évolution tarifaire est qu'elle n'est pas que socialement discriminante : elle est en plus contre-productive du point de vue économique et consomme la subvention publique au lieu de la faire fructifier. Prenons un cas d'école : la reprise de L'Affaire Makropoulos en 2013 a, selon l'Opéra, été remplie à 55 %, c'est-à-dire que 1 200 places, chaque soir, sont restées vides, malgré les tarifs réduits pour les étudiants, malgré les invitations sans doute généreusement distribuées, malgré les rabais pour comités d'entreprises et groupes d'intérêt divers, malgré une timide réduction sur les premières catégories. Pour le spectateur individuel, cependant, il était impossible de trouver des places à moins de 70 €, de quoi décourager bien des bonnes volontés peu argentées. Avec des tarifs mieux étalés, avec une adaptation plus fine à la demande, plus de places auraient été vendues, le chiffre d'affaires de l'Opéra n'aurait pas été plus faible (et même sans doute plus élevé) : pour un coût similaire, l'Opéra aurait bien mieux rempli sa mission de service public. On le constate facilement en se rendant sur le site de l'Opéra de Paris : hors quelques spectacles à stars, on trouve facilement des places pour toutes les dates… à condition de vouloir payer plus de 100 € – là encore, c'est moins vrai pour le ballet, mais la hausse récente et massive du prix des places dans ce secteur commence à produire le même effet : avec des places atteignant plus de 150 €, la prochaine série de Roméo et Juliette n'est pas pleine, et on ne peut guère s'en étonner. L'Opéra voudrait ainsi conforter l'image d'un genre réservé à une étroite élite de l'argent qu'il ne s'y prendrait pas autrement.

Reste que l'Opéra a tenté d'optimiser ses ventes en recourant à des réductions sur les places invendues : devenues presque systématiques, ces braderies limitées aux premières catégories montrent vite leurs limites, parce que les places proposées restent très chères pour beaucoup, et qu'il est souvent trop tard pour rattraper des ventes médiocres : on le voit avec l'actuelle série de Werther à l'Opéra Bastille, très mal vendue malgré les réductions successives et malgré une campagne agressive de communication sur ces réductions.

Bien sûr, la mise en place de cette politique tarifaire absurde est l'œuvre de Christophe Tardieu, l'homme fort de la période de direction de , qui a choisi de masquer cette hausse massive des prix en faisant fondre année après année les catégories les plus modestes, en considérant que les riches touristes étrangers compenseraient aisément la disparition d'un public populaire local. Mais qu'y a changé, au fond,  ? Il y a, certes, ces avant-premières réservées aux moins de 28 ans, étrange formule ségrégationniste qui a en outre le défaut de privilégier le fils de famille bien né au détriment de l'employé modeste mais âgé de 30 ou 50 ans. Pour le reste, rien n'a changé, et c'est là le vrai scandale de l'Opéra de Paris, et non cet épisode tragi-comique des loges de l'Opéra Garnier. Le Ministère de la Culture a renoncé depuis quelques années à contrôler ce que fait l'Opéra de sa subvention en échange du consentement tacite de celui-ci à la baisse régulière de cette subvention : il serait pourtant bien temps de s'interroger sur l'efficacité d'une subvention utilisée au profit d'une élite toujours plus étroite avec une efficacité économique de plus en plus incertaine.

 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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