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Proms for Boulez

Les Proms de Londres (ou BBC Proms) investissent durant huit semaines (de juillet à septembre) le Royal Albert Hall qui jouxte Hyde Park. C'est l'une des plus importantes manifestation du monde de la musique classique, la plus démocratique aussi, sans aucun doute, puisque chaque soir 500 places debout sont délivrées au prix très modique de six pounds.

Le Festival essaime également dans des lieux beaucoup moins prestigieux mais tout aussi actifs et fréquentés, tel le Bold Tendencies Multi-Storey Car Park, un ancien garage situé en périphérie devenu résidence d'artistes. Pour six pounds toujours, le Multi-Story Orchestra, travaillant in situ, convie le public à des concerts/performance d'une heure où la musique de David Bowie, Steve Reich et Thomas Adès côtoie celle d'un héritage plus ancien.

Pour l'heure, au Royal Albert Hall, c'est à guichet fermé (quelques 5500 places vendues) que jouent les Berliner Philharmoniker venus à Londres pour deux concerts avec leur chef , chaleureusement acclamé par ses concitoyens. La rumeur grandissante du public à l'approche de l'heure du concert est impressionnante dans cette acoustique plutôt réverbérante. La qualité de l'écoute ne l'est pas moins dès les premières secondes du concert.

En cette soirée hommage à , « les Philharmoniker » ont mis à leur programme sa partition Eclat (1965), courte pièce de dix minutes pour quinze instruments sélectionnés pour leur qualité résonnante : piano conducteur et percussions clavier (vibraphone, glockenspiel, cloches tubes, célesta, cymbalum…), cordes pincées (mandoline et guitare) complétés par quelques vents et cordes frottées. L'écriture louvoie entre rigueur sérielle et forme ouverte, Boulez donnant au chef la liberté de choisir son parcours dans l'instant de l'exécution. Rayonnant et en parfaite osmose avec ses interprètes, Rattle en restitue l'énergie du trait et la transparence des constellations, détaillant toutes les finesses de cette dentelle sonore.

Étrangement, il y a aussi une mandoline et une guitare dans la Symphonie n° 7 de que le chef dirige sans partition, avec une autorité et une élégance qui laisse sans voix. Moins souvent à l'affiche que ses voisines, la « Septième » de Mahler est aussi la plus abstraite et la pointe extrême de l'évolution du compositeur. Dans l'interprétation magistrale des « Philharmoniker » (limpidité formelle et fantasmagorie des couleurs) elle apparaît ce soir comme la plus géniale. Durant l'ample premier mouvement dont la beauté des cuivres, pavillon souvent levé, émerveille, Rattle règle les équilibres, diversifie l'échelle des dynamiques, sculpte la matière sonore et communique l'urgence d'une musique exaltée. Jamais encore nous n'avions entendu les deux Nachtmusik (Nocturne) joués avec autant de caractère et de subtilité. Si les cloches de troupeau ne manquent par leur effet dans le deuxième mouvement, mandoline et guitare participent de l'atmosphère vibratile et inquiétante du quatrième. La virtuosité de chaque pupitre et l'extraordinaire conduite du discours nous comblent dans le Scherzo fantomatique, centre de l'architecture formelle, comme dans le Rondo-Finale que l'orchestre chauffé à blanc restitue avec un élan jubilatoire.

Il est 22h15 et des places assises se libèrent pour le second concert sans inciter pour autant les auditeurs debout à s'installer plus confortablement. L' est venu rendre hommage à qui fut, rappelons le, nommé chef permanent du BBC Symphony Orchestra de 1971 à 75. Les quatre œuvres au programme ont toutes résonné dans les murs de cette vaste arène, certes plus favorable aux grandes formations.

y a dirigé deux fois les Scènes villageoises de qui assurent une entrée en matière galvanisante sous la baguette du chef suisse . Ces trois chants slovaques (Noces, Berceuse et Danse des villageoises) qui invitent au côté de l'EIC le chœur féminin des , instaurent constamment l'alternance soliste tutti. Les voix y sont somptueuses et la vitalité rythmique exemplaire au sein de l'ensemble instrumental où l'agent percussif et le timbre pur servent une écriture des plus efficace.
L'équipe (André Gerzso, Carlo Laurenzi et Jérémie Henrot) est dans la salle et la violoniste seule sur scène pour Anthèmes II dont le déploiement et l'effet giratoire des sonorités ont rarement été plus spectaculaires. On est sidéré par l'ampleur des trajectoires et les nuées presque xenakiennes des pizzicati qui hérissent l'espace de résonance. L'archet au souffle ample et l'aisance virtuose du jeu de relayé par l'électronique semblent engendrer ce soir les voix d'un chœur virtuel!

Penthode d' est dédié à Pierre Boulez pour ses 60 ans. C'est l'EIC sous sa direction qui créée la pièce aux Proms en 1985. L'œuvre n'y a pas été rejouée depuis. Mot valise, le titre fait référence aux divisions de l'orchestre en cinq sources sonores dans l'esprit du « multi-concerto » cher au compositeur américain. L'écriture virtuose sollicite les instruments solistes – l'alto de notamment – qui se croisent et se relaient selon un maillage de lignes plus ou moins serré. Penthode exige de la part du chef et des ses instrumentistes concentration et réactivité, des qualités mises à l'œuvre ce soir dans un espace très/trop réverbérant peut-être.

L'acoustique est plus favorable à la dernière oeuvre très attendue de ce concert, même si l'heure tardive en décourage certains. Jouée quatre fois aux Proms, Cummings ist der Dichter de Pierre Boulez (1970 révisée en 1986) reste une pièce assez rarement donnée, exigeante tant au niveau du dispositif (un chœur mixte de seize voix et un ensemble instrumental augmenté de trois harpes) que de l'écriture proprement dite. C'est l'ami Cage en 1952 qui fait connaître l'œuvre du poète américain E.E.Cummings à Boulez. En 1970, le compositeur écrit au commanditaire allemand de l'œuvre chorale à venir que Cummings est le poète. L'expression est entendue comme le titre de l'œuvre qui ne sera pas modifié. ll est indispensable de lire le texte et de voir la disposition des mots sur la page avant d'écouter cette musique d'une concentration maximale (13′) où le poème, selon les termes du compositeur, est « centre et absence » de la partition. Voix et instruments y tissent un réseau de lignes et de couleurs aussi mouvantes qu'acérées, dans un miroitement continu que l'espace du Royal Albert Hall entretient idéalement. Servie ce soir par deux phalanges d'exception, les et l'EIC sous la conduite experte de , l'œuvre révèle tout à la fois sa puissance et son éclat.

Crédits photographiques : (c) BBC/Chris Christodoulou

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