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Musiques rares aux Grandes heures de La Réole

Lors de sa 8e édition, le festival de musiques anciennes Les Grandes heures de La Réole a révélé des musiques méconnues du XVIe au XVIIIe siècle sur le thème réjouissant « Espagne et Nouveau monde ». Ce festival dirigé par fait preuve d'originalité et d'un dynamisme appréciable.

Il bénéficie d'un superbe écrin dans cette ville médiévale groupée autour de son ancien prieuré bénédictin, qui domine la vallée de la Garonne. Le festival se concentre entre l'ancien prieuré, reconstruit au XVIIe siècle et l'église attenante.

La fête commence par un agréable prélude de cour proposé par l'ensemble bordelais autours de chants et danses espagnoles du XVIe au XVIIIe siècle. Florent Delaballe aux flûtes traversières Renaissance et baroque, Béatrice Pornon au luth et à la guitare baroque, et Paul Rousseau au-dessus et à la basse de viole s'attachent à rappeler l'ouverture de l'Espagne vers les cultures des pays voisins ou du Nouveau monde pour s'approprier et transformer dans son propre langage des musiques préexistantes dans une atmosphère chaude, festive et dansante. Avec des pièces de Ortiz, Ruffo, Hume, Mudarra, Falconieri, Selma y Salaverde, mais aussi Praetorius, Marais ou Lully, c'est le règne de l'imitation, de la diminution et des variations sur des airs connus dans des conversations en trio où les combinaisons instrumentales varient entre les flûtes, le luth ou la guitare baroque, ainsi que le la basse ou le dessus de viole.

L'Espagne n'a pas attendu le second empire pour être à la mode et si ses rythmes ont largement dominé et inspiré ceux de la conquête de l'Amérique, elle rayonnait également sur la France du XVIIe siècle, inspirant largement Lully et Marais. Elle atteint même la splendide Albion avec de savoureuses variations sur La Folia, ce tube universel de l'ère baroque, qui inspire encore les musiciens d'aujourd'hui.

L'ensemble Vox Cantoris vient de révéler des trésors des livres de chœur de la cathédrale de Mexico.

Trésors de la cathédrale de Mexico

Le soir, l'ensemble Vox Cantoris de propose dans l'église priorale Saint-Pierre, reconstruite au XVIIe siècle, les Solennités de l'Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie composées pour la cathédrale de Mexico, consacrée en 1667 sous le vocable de l'Assomption. Pendant deux ans, le chef de chœur s'est plongé dans les archives musicales conservées à la cathédrale et au musée Tepotzotlan, dont un livre contient les messes de 4 à 8 voix du compositeur Eduardo Duarte Lobo, très apprécié des maîtres de chapelle du XVIIe siècle. Sa musique rayonnait sur toute l'Europe et le Nouveau monde. La Missa Beata Virgine parodie la messe Cum Jubilo chantée aux solennités de la Vierge. Cette polyphonie complexe est interprétée autour du lutrin par le chœur a cappella de huit chantres, tandis que Frédéric Muñoz exécute à l'orgue les versets alternés pour le Kyrie, ainsi que le Beata Viscera de Cabezon pour l'offertoire. Comme l'usage le commandait à l'époque, les autres sections de la messe alternent entre plain chant et la riche polyphonie.

Dès les premières mesures du Kyrie, on est emporté et reste dans les hauteurs pendant toute la messe. On peut presque parler d'expérience mystique.

La messe est suivie des vêpres avec l'hymne Ave Maris Stella de et le Magnificat du 8e ton à 4 et 6 voix de , le premier maître de chapelle né en Amérique. La somptueuse polyphonie est naturellement entrecoupée des versets à l'orgue, qui en rehausse la majesté.

à l'orgue de La Réole.

Un orgue neuf pour l'ancien et le nouveau monde

Le samedi en fin de matinée, (par ailleurs notre confrère) touche le grand orgue Quoirin dans un programme ibérique des arabo-andalous au Nouveau monde.

Histoire singulière que celle de cet orgue commandé au facteur Micot en 1764 par les moines bénédictins. L'orgue construit donnait entière satisfaction, mais alors que la Révolution chassa les bénédictins de Saint-Maur et transforma l'église en réserve à fourrage, les habitants de La Réole protégèrent son mobilier, ainsi que l'orgue. Tel ne fut pas le cas à Bordeaux et en 1805, l'archevêque exigea que l'orgue de La Réole, son buffet, le lutrin et un autel en marbre fussent transportés à la cathédrale Saint-André. Mais l'instrument fut rapidement jugé insuffisant pour le vaste vaisseau de la cathédrale à l'acoustique moins généreuse que la priorale de La Réole. L'archevêque décida alors de réquisitionner le Dom Bedos de l'église Sainte-Croix pour la cathédrale et de procéder à un échange. Cet échange se limita toutefois aux mécanismes, à la tuyauterie intérieure et aux souffleries, laissant en place les buffets et les tuyaux de façade. Cet étonnant bricolage fut suivi d'autres interventions au cours du XIXe siècle, dont une reconstruction complète en 1857 par les facteurs Gotty et Wenner, destinée à mettre l'orgue au goût du jour, conservant toutefois 22 jeux anciens de Micot. En 1985, la reconstruction à neuf du grand orgue de la cathédrale Saint-André permit de rendre à l'orgue de Sainte-Croix une grande partie de sa tuyauterie d'origine de Dom Bedos. Afin de libérer de la place, on déposa l'orgue Micot-Wenner, qui passa une trentaine d'années en caisses. C'est alors que les Réolais n'eurent de cesse de récupérer leur orgue et fondèrent une association dans ce dessein en 2000. Il leur faudra quinze années pour parvenir à leurs fins. Après appel d'offre, le chantier de reconstitution est confié au facteur Pascal Quoirin en 2012, qui reconstruit en fait un orgue neuf en utilisant tout ce qu'il a pu récupérer des éléments du Micot d'origine, restitué par la ville de Bordeaux. La Réole a donc retrouvé un orgue digne de son église priorale, qui fut bénit et inauguré les 14 et 15 novembre 2015.

Spécialiste du répertoire ibérique, propose une promenade à travers les siècles de cette riche musique, des timbres arabo-andalous avec une dominante du siècle d'or les XVIe et XVIIe siècles avec les grands maîtres que sont Cabezon, Correra de Arauxo, Cabanilles, ainsi que des compositeurs mexicain et péruvien. Doux sur les registres légers de flûtes et d'anches, puissants sur les pleins jeux, avec un toucher d'une grande délicatesse, il valorise les sonorités chaudes et pleines de cet instrument neuf, qu'il dit avoir un grand plaisir à jouer.

On apprécie entre autres de belles ornementations sur les anches dans un Pangue lingua de , ainsi que de délectables improvisations en passacaille sur le thème baroque incontournable des Folies d'Espagne, tandis que Xicochi Xicochi du mexicain imite joyeusement les chants d'oiseaux sur les flûtes. Ce récital riche et varié, qui exploite toutes les possibilités de l'instrument, fut presque trop court. Frédéric Muñoz choisit de conclure en abordant le côté romantique de cet orgue dans un nocturne improvisé à la façon de Dupré.

Les ménestrels du roi d'Aragon

L'après-midi, le festival se transporte de l'autre côté de la Garonne à l'église de Pondaurat, un ancien prieuré antonin du XIVe siècle, dont l'intérieur vient d'être restauré dans toute la glorieuse horreur du plus pur style sulpicien…

L'ensemble formé de à l'organetto et au clavisimbalum nous convie à la cour de Jean 1er d'Aragon, entre Barcelone, Palma de Majorque, Montserrat, Gérone et Ripoll, au tournant du XIVe et du XVe, à travers le témoignage de Johan « des orguens », l'un des plus grands ménestrels claviéristes prisé à cette époque.

Les deux instruments dialoguent entre dessus et basse dans des conduits sacrés, mais aussi de la musique de cour. Au temps béni où les princes s'occupaient de poésie et de musique, les textes de ces conduits, ballades, estampies étaient des virelais et des rondeaux. Les cours de l'époque étaient nomades et les ménestrels qui les suivaient circulaient de cour en cour. C'est ainsi qu'en 1388, on voit des échanges de ménestrels entre la cour d'Aragon et le puissant duc de Bourgogne. Quelques années auparavant, le roi qui entend la messe tous les jours, chantée par huit chantres « très bons », demande d'accélérer la construction d'orgues.

À entendre les interprétations virtuoses, colorées et sensuelles, parfois improvisées de Tasto Solo dans ce répertoire rare et exigeant, on comprend que cette musique écrite n'a rien à voir avec une préhistoire maladroite de la musique d'orgue, laquelle existait depuis de nombreux siècles déjà.

laisse parfois l'organetto pour un jeu de cloches usant d'effets de spatialisation avec le clavisimbalum pour des sonorités aussi prenantes qu'originales.

Chants de la diaspora Séfarade par La .

Sur les chemins de la diaspora séfarade

L'après-midi se poursuit avec les chants joyeux et mélancoliques de l'héritage oral de la diaspora séfarade « Musique enfermée », par l'excellent ensemble valencien La , dirigé par le violiste .

Depuis bientôt trente ans, cet ensemble renommé en Espagne et en Europe réalise un monumental travail de recherche sur le patrimoine musicale espagnol, du Moyen-Âge au XIXe siècle, avec des productions du plus haut intérêt.

Lorsque les juifs, qui vivaient en Espagne depuis un millénaire et demi, ont été expulsés ou sommés de se convertir au catholicisme en 1492, où l'Espagne a brutalement cessé d'être une nation multiconfessionnelle, multiethnique et multiculturelle, la plupart d'entre eux est partie se réfugier dans l'empire ottoman, de l'Afrique du nord à la Turquie et aux Balkans. Ils ont emporté leur langue, le ladino basé sur le castillan ancien, ainsi que leurs chants, berceuses, contes de tradition orale, poèmes, recettes culinaires et tous les souvenirs du pays qu'ils appelaient Séfarade. La langue comme la musique a beaucoup voyagé, s'imprégnant et fusionnant avec les cultures, qui accueillirent les communautés. Mais en Europe, la musique est restée presque intacte car elle fut contrainte à la clandestinité et se transmettait oralement de génération en génération, pour s'ancrer en Turquie et dans les Balkans. Les canticas, romansas ou endechas (lamentations) continuaient à être chantés lors des cérémonies vitales, naissances, mariages, obsèques…

La restitue ces pièces instrumentales et ces chants avec passion et selon une grande réalité expressive. Les mélismes du chant s'associent à la rythmique des cordes et des percussions, tandis que la voix très présente de alterne de la plainte mélancolique à la joie débridée, voire au mouvement frénétique, en accompagnant son chant d'une gestique précise.

Le festival continue à l'église Saint-Pierre le samedi soir avec l', qui rapproche le chant mozarabe du XVe siècle avec le chant soufi d'aujourd'hui (samaa), puis le dimanche avec l'ensemble bolivien Moxos dans des chants et danses baroques d'Amazonie, et enfin l'ensemble Elyma de Gabriel Garrido dans les villancicos de Sor Juana Inès de la Cruz, cette étonnante religieuse mexicaine de la seconde moitié du XVIIe siècle, qui était également poétesse, écrivaine, mathématicienne, philosophe et musicienne. Une sorte d'Hildegard von Bingen de l'époque baroque au Mexique, que l'on a appelé « le Phénix du Mexique ».

Crédit photographique : Alain Huc de Vaubert ; L'orgue Quoirin de La Réole : dessin Françoise H.

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