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Trifonov et Kremer : des Trios élégiaques qui manquent d’unité

Le CD qui célèbre les 70 ans du violoniste risque fort de décevoir les amateurs de Rachmaninov, et d'ulcérer les autres.

au violon, au violoncelle, et le jeune et fougueux au piano : leur venue à Paris en concert, dans un programme similaire, avait fait grande impression. D'où vient-il alors que, portée au disque, l'interprétation des musiciens déçoit ? On n'ose imaginer ce que penserait, à l'écoute de ce CD, un adversaire de la musique de Rachmaninov, tant sont ici soulignés les traits qui la rendent détestable à certains. Trois interprètes, même parmi les plus grands, ne sauraient se dispenser d'un profond travail sur le discours musical, faute de quoi la musique du génie russe n'est plus qu'une collection d'harmonie doucereuses que deux ou trois mélodies larmoyantes unissent tant bien que mal.

Passons sur la transcription maladroite pour piano et violon, intitulée « Preghiera », du thème du mouvement lent du second Concerto pour piano, où le sentiment facile s'étale en effet sans guère de retenue. En revanche, le premier mouvement du grand Trio élégiaque (le n°2) est un chef-d'œuvre dont les contours ici sont tristement méconnaissables. Le thème principal est égrené dans un tempo qui en dissout toute la cohérence, accablant de lenteur (nettement en-deçà, en tout cas, de l'indication métronomique qui figure sur la partition). L'on comprend alors, lorsque le violon prend la parole, comment voit en fait cette musique : comme un faire-valoir, hélas. Au phrasé qu'a demandé Rachmaninov, le violoniste préfère en effet un jeu louré d'une pénible affectation. À peine achevée cette section, le piano fait véritablement son entrée, et sa partie s'étoffe : c'est un lâcher des fauves. se jette sur son clavier avec la dernière impatience, provoquant de cruelles instabilités de tempo (qui s'accentuent encore dans le développement). Les cordes semblent dès lors à la peine ; le timbre de Gidon Kremer s'amenuise, et sa justesse connaît même quelques intermittences.

Entre les postures alanguies de Kremer et les rodomontades de Trifonov, il revient à la violoncelliste de faire l'unité. Il faut reconnaître que l'architecture de ces vastes pièces doit beaucoup au son plein, ferme et soutenu de son instrument, et elle insuffle même une belle énergie aux variations centrales du Deuxième trio. Mais enfin, le mal est fait : on espérait que ni le romantisme débridé, ni la vaine virtuosité n'avaient encore cours de nos jours dans la musique de Rachmaninov, et l'on s'était trompé.

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