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Welser-Möst et le Cleveland Orchestra dans la 6e de Mahler

Le passage à la Philharmonie de Paris, dans le cadre de sa tournée européenne, du dirigé par son actuel directeur musical, le chef autrichien , constitue sans nul doute un évènement musical incontournable. Sa dernière prestation l'an passé, dans la Troisième de Mahler, avait déjà suscité de nombreux commentaires.

Une phalange mythique, reconnue parmi les « Big Five » américains ; un chef souvent contesté, parfois contestable, héritier d'une succession difficile (, Pierre Boulez, Lorin Maazel et dernièrement Christoph von Dohnányi) ; et une œuvre ardue, mal-aimée par certains, et reconnue par d'autres comme le chef-d'œuvre mahlérien ; voilà autant d'ingrédients qui font de ce concert un moment d'exception très attendu du public parisien. Des attentes totalement comblées tant l'interprétation du chef autrichien nous a paru convaincante, dans le fond comme dans la forme.

Ce soir, la difficile Symphonie n° 6 dite « Tragique » occupe toute la soirée. Une œuvre composée entre 1903 et 1904, créée à Essen en 1906 sous la direction du compositeur, qui fait partie de la trilogie médiane des symphonies de Mahler (avec la 5e et 7e). Une œuvre ambiguë, mal comprise du public et des musicologues, une symphonie « qui finit mal » d'après Adorno, mais qui, ces dernières années, semble avoir bénéficié d'un nouvel éclairage ouvrant d'autres perspectives d'interprétation. Avec la Sixième symphonie, le monde, dont on sentait la fragilité dans la symphonie précédente, sombre pour un temps dans le désespoir et le néant, bien qu'apparemment rien, dans la vie de Mahler à cette époque, n'explique de façon évidente cette propension au tragique. Plutôt qu'une indispensable étape au sein des ténèbres ouvrant la voie à la création ultérieure, telle que la décrit le biographe , une autre interprétation, plus récente, paraît plus plausible. En effet, Mahler connaissait bien les écrits de Nietzsche, et le terme « tragique » serait à prendre dans le sens de son rattachement à la tragédie grecque. La symphonie revêt, alors, un tout autre éclairage, car après l'exposé de toutes les forces du destin, la musique comme la tragédie, par son effet cathartique, permet de retrouver force et courage pour dire « oui à la vie ». Si cette explication était la bonne, cela permettrait d'expliquer certains aspects déroutants de l'œuvre, notamment ce mélange caractéristique de désespoir, de lutte, d'énergie et de passion où le héros meurt debout. Aussi douloureuses que puissent être les émotions qu'elle véhicule, il existe indéniablement quelque chose d'excitant, d'exaltant, comme un sentiment d'espoir parcourant la symphonie, une sorte d'« éternel retour de la vie », cher à Nietzsche. Mahler apparaît, alors, comme l'artiste capable de la « conquête du terrible », ce qui parait plus conforme à sa quête artistique. Il semble bien que Welser-Möst se soit inspiré d'une telle interprétation, mettant en avant, dans sa lecture de la partition, la lutte des forces de vie face au destin, et la dualité entre Apollon et Dionysos.

Le chef autrichien choisit de revenir à la succession originale des quatre mouvements. L'Allegro initial s'ouvre sur une marche funèbre inéluctable scandée par des contrebasses fougueuses, une déploration dans laquelle émergent les cris rutilants et plaintifs de la petite harmonie comme les restes d'une humanité qui refuserait de s'éteindre : une dualité très explicite entre la vie et la mort se concluant sur un appel véhément à la vie, à la fois angoissant et lyrique. Welser-Möst use, ici, d'un tempo rapide, et favorise, par sa direction claire et précise, les nuances et les contrastes, sollicitant tour à tour les différents pupitres de façon à obtenir de l'orchestre des sonorités inhabituelles laissant une large place aux contrechants ; le phrasé est tendu et la mise en place au cordeau. L'orchestre reste fidèle à sa réputation d'excellence, et on notera tout particulièrement le sublime dialogue entre cor et violon solo. L'Andante fait la part belle aux cordes somptueuses, d'une ampleur poignante jusqu'à la douleur, sans pathos excessif, dans un admirable échange entre vents (cor anglais et cor) et cordes évoluant par vagues, dans un crescendo orchestral qui se termine sur une note pincée des violoncelles. Le Scherzo, lyrique et dansant, ne peut parvenir à ses fins, emprisonné dans une impossibilité de dire, sorte de balbutiements répétés mettant en avant dissonances et ruptures rythmiques. Bancale, ambiguë, tout à fait caractéristique des scherzos mahlériens, la musique s'efface pour laisser place au silence. L'Allegro final, grandiose, s'ouvre sur une attente (cor et tuba) et un sentiment d'urgence, avant que l'orchestre ne reprenne une progression pleine d'allant, cavalcade haletante et sauvage, véritablement dionysiaque, où les coups de marteau marquent la présence, en filigrane, du destin qui guette. Le doute plane sur l'issue du combat, qui ne trouvera sa résolution que dans les dernières symphonies (8e et 9e). En bref, une interprétation pertinente et intelligente, une direction très engagée et convaincante, et une réalisation musicale hors du commun. Bravo !

 Crédit photographique : © Roger Mastroianni

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