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Montpellier envoie Carmen dans l’espace

L'Opéra de Montpellier attire forcément les regards avec cette Carmen rhabillée de fond en comble par le metteur en scène .

Et de deux ! Après Rodolphe dans la Bohème à l'Opéra de Paris, Carmen quitte notre Terre. Mais que se passe-t-il en cette saison avec nos héros favoris ? Apparemment les traversées temporelles auxquelles pléthore de mises en scène les ont contraints depuis un bon demi-siècle ne leur suffisent plus. Ou bien sont-ils fâchés qu'on ne leur offre plus l'occasion de raconter l'histoire qui est la leur ? La déclaration liminaire d' accuse d'obsolescence l'une et l'autre démarches au motif que les gens font l'expérience de l'opéra  « pour échapper à leur vie quotidienne, parfois routinière, pour entrer l'espace de quelques heures, dans un nouvel univers dans lequel ils peuvent s'évader. » Ce postulat hautement contestable une fois posé, il décide d'entrouvrir la porte d'une troisième voie : sa Carmen a quitté l'Espagne, la Terre, et même notre galaxie puisque la voici Reine d'une planète d'où elle extrait, épaulée par une cohorte de walkyries et seulement deux hommes (Remendado et Dancaïre dans une autre vie) non pas du tabac, mais un minerai rougeoyant aux pouvoirs mortifères avérés. Les « drôles de gens que ces gens-là » sont les chevaliers échoués (après un mauvais trip ?) sur ladite planète. Don José est leur chef. Ces hommes sont vus par la gent matriarche comme des envahisseurs, et même désignés par la reine Carmen comme des « taureaux » (on ne peut réprimer un éclat de rire lorsqu'aux avances d'Escamillo, elle remplace le traditionnel « Je répondrais qu'il ne faut pas m'aimer » par « Nous sommes envahis de taureaux »). On aura compris que les dialogues parlés, afin de pouvoir donner quelque crédit à cette contraignante dramaturgie, ont été réécrits. Que les costumes ont été redessinés : l'œil va de cottes de chevaliers-samouraïs à d'élégants drapés pour la Reine Carmen dont la chevelure se rehausse de divers diadèmes sidéraux. Le hiératisme est de mise pour celle qui n'a plus, de la volcanique gitane, que la permission de faire son entrée d'un cratère. En fait de divertissement, le metteur en scène prend plutôt en otage le cerveau du spectateur, forcé, durant toute la représentation, de faire des nœuds bien serrés à son ouverture d'esprit.

Pourtant, fruit d'un travail méticuleusement pensé, le spectacle, très léché, offre de beaux moments pour l'œil, affichant le luxe de quatre décors dont la beauté va crescendo : après le cratère noyé de vapeurs cosmiques du I, le deuxième Acte envoie la taverne de Lilas Pastia à Nibelheim (Nietzsche doit se retourner dans sa tombe !), le troisième dans la sphère éclairée au néon d'une réserve de cadavres pendus par les pieds. Une passerelle devant une planète en fusion sert d'arène à l'affrontement final, hélas conclu, bien que le metteur en scène ait dû revoir sa copie après la première, de façon peu convaincante : José, armé du fatal métal, s'en sert pour massacrer la Reine à coups de pierre en plein visage avant de se coiffer du diadème de cette Carmen qui aurait pu s'appeler Turandot. Quelle leçon retenir de la victoire de ces hommes qui avaient peur des femmes ?

voit large pour cette Carmen qu'il dirige à la John Williams, le début, démonstratif et cru dans l'acoustique de l'Opéra Comédie, faisant place peu à peu à une lecture d'une grande beauté sonore : avec la copieuse partie dévolue à la harpe, ou le prélude du III, troublante berceuse sur un tapis lancinant de cordes graves. Le Chœur des adultes est puissant, celui des enfants (chorégraphié avec humour) très précis et audible même dans l'agitation du IV. L'immobilité inédite imposée au rôle-titre ne gêne en rien la Carmen en tous points remarquable d'. Son José, curieusement mal accueilli par une frange du public, qui a peut-être voulu contester le seul costume contestable de l'entreprise ou sa prononciation à la James McCracken, (éclat de rire encore quand Carmen lui lance : « Pourquoi parles-tu comme ça ? »), lui donne une réplique qui n'est pas que solide, la conclusion délicate de son grand air venant même indiquer la subtilité du potentiel vocal de . Micaëla, vue ici comme un ectoplasme qui a perdu l'adresse de , est une belle révélation : la leçon de chant très subtile de aboutissant à un « Je dis que rien ne m'épouvante » d'une grande plénitude, partagé entre un lyrisme charnu et une inhabituelle autorité. Le métal rugueux d', son impressionnante réserve en terme de souffle, servent la brute épaisse de l'Escamillo-mercenaire voulu par le metteur en scène. Le quatuor Dancaïre-Remendado-Frasquita-Mercédès est confié aux excellents , Ivan Thirion, , . Quel dommage de les avoir privés de l'irrésistible « Quant au douanier, c'est notre affaire » ! Respectivement Zuniga et Moralès, et Philippe Estèphe parachèvent cette belle distribution.

À Karapetian le mérite d'avoir osé entrouvrir une nouvelle porte à la mise en scène. À nous le courage de reconnaître que, si l'on n'a pas une dramaturgie aussi forte que celle du scénario originel, il vaut peut-être mieux la refermer. Rappelons combien autrement stimulante était celle ouverte en grand avec la Butterfly novatrice de Limoges il y a quelques semaines. Et, si l'on s'en tient à Carmen, la relecture bouleversante de Tcherniakov l'été dernier à Aix.

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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