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Deux créations mondiales d’Yves Chauris au festival Présences

Deux créations et commandes de Radio France, à l'affiche du lors de la même soirée, mettent à l'honneur, au côté de , le compositeur .

Au studio 104 tout d'abord, Circonstances de la nuit (Sonate n° 2) se dévoile sous les doigts experts du pianiste britannique . Chauris emprunte son titre à l'un des vers de Pierre Reverdy : « Le geste à l'ombre d'une main / L'étendue bleue / La forme noire / Les circonstances de la nuit » : autant d'images et de suggestions pour guider notre écoute. La pièce intense et concentrée sonde les mystères de la nuit, entre mouvance harmonique, résonances profondes et jaillissement de lumière : tel ce carillon aigu, sorte de cri-oiseau que le pianiste fait sonner de manière étonnante au début de la partition, avant d'investir le reste du clavier où se tisse progressivement la polyphonie. L'investissement du geste et les couleurs que l'interprète tire de son piano fascinent, conférant à cette trajectoire du rêve une aura poétique autant qu'énigmatique. C'est le foisonnement virtuose et l'éclatement de l'espace que le pianiste exalte dans la Sequenza IV de Berio, jouée juste avant, avec une énergie qui galvanise. Dans Crimson (Pourpre) de la londonienne , le piano devient un corps à percuter, une zone de conflit qui sollicite mains et pieds (coups de pédale éruptifs). Explorant le registre extrême aigu du clavier, la main en vient à taper sur le bois de la caisse jusqu'à l'excès. garde quant à lui son sang froid, laissant apprécier dans une longue coda apaisée l'extrême finesse de son toucher. Il rend hommage à , disparu le 24 janvier 2018, en jouant ensuite ses Six Haiku d'Issa, six instantanés dont le quatrième, notre préféré, fait entendre un petit tambour de bois (note de piano préparé) striant l'espace où s'inscrit une brève figure de résonance.

Zwei Linien de , qui referme le concert, est une partition d'envergure, un hommage à Bach et la rigueur de son contrepoint (les canons y sont légion), que a interprété, il y a quelques semaines, lors du festival Pianos, Pianos aux Bouffes du Nord. Imperturbable et non moins captivant, le pianiste assume avec une autorité souveraine cette grande trajectoire où cohabitent, dans un parfait équilibre, contrainte et liberté.

À l'Auditorium cette fois, le « National » de Radio France est dirigé par le chef britannique Nicolas Collon lors d'une première soirée d'orchestre très exaltante. S'affiche la seconde création mondiale d', au côté des pièces de et que lie une amitié indéfectible.

Uncut de boucle le cycle des sept Solos pour orchestre dont la réalisation lui aura demandé près de vingt ans de travail. Le titre de Solo renvoie à l'idée d'un orchestre conçu en tant qu'entité organique et corps vivant. La sonnerie inaugurale des six cors est somptueuse avant que ne s'instaure cette pâte sonore dense qu'il aime faire sonner, superposant des strates successives dans un temps long et une expressivité sombre. Mais ce dernier Solo surprend, par sa brièveté et son processus d'amplification jusqu'à une fin « cut », telle la mise en suspens d'une totalité « uncut » : riche idée soulevant la problématique de « l'inachèvement définitif » qui aura beaucoup occupé Pierre Boulez.

Le Concerto pour piano n° 2 de Wolfgang Rihm (« le frère allemand » nous dit Dusapin) invite l'étonnant , qui a créé l'œuvre en 2014. Très loin de l'esthétique d'un Dusapin, l'orchestre est ici chambriste et l'écriture déliée, où le piano conducteur (c'est lui qui débute le concerto) converse très librement avec les instruments du tutti. Vient à l'esprit le concept allemand de « phantasieren » (imaginer) en vertu duquel le piano s'aventure dans des contrées imprévisibles sans pour autant rompre le fil narratif. Il entraîne dans son sillage un orchestre tout aussi fluide et transparent, où les réminiscences (Strauss, Schoenberg, Debussy…) sont autant de couleurs et de figures dessinées sans en appuyer le trait. Pas de guide d'écoute pour cette trajectoire libre et généreuse : « contentez-vous d'écouter attentivement » nous dit Rihm. Le toucher sensuel et la musicalité du pianiste nous y invitent merveilleusement, à qui Rihm écrit in fine une cadence qui va suspendre, sur une note finale, cette conversation à l'infini.

Why so quiet (Pourquoi si calme) d' est un titre emprunté au poète André du Bouchet, qui sonne mieux en anglais, nous dit-il. Ce silence est celui qui précède un tremblement de terre, explique le compositeur qui s'intéresse au phénomène sismique et à sa répercussion. La problématique de l'espace et de la propagation des sons est au cœur de cette nouvelle partition.

Six percussionnistes sont postés à la périphérie d'un orchestre imposant (une centaine de musiciens) pour en creuser la profondeur et ouvrir au maximum le champ sonore (avec machine à vent, sirènes enfermées dans des boites ou gaines de plastique dans lesquelles on souffle…). Porté par un imaginaire sonore étonnant, Chauris nous fait « voir » les trajectoires du son dans l'espace, de son attaque (déflagration) à sa chute (désinence). C'est ce que donne à entendre le chef muni d'un bâton de brigadier (celui du théâtre) avec son coup inaugural répercuté par les pierres entrechoquées des percussionnistes. La surprise est de taille et l'écoute aussitôt monopolisée. Les sons vivent, vibrent, vrillent selon leurs morphologies, leurs surgissements et la manière dont ils retombent, en glissades (celles des cuivres) ou en poussière (matière hérissée de pizzicati aux cordes). C'est une leçon de choses fantasmagorique, une expérience d'étrangeté dans un temps suspendu, à laquelle nous convie le compositeur et qui stimule notre propre imaginaire. Composer dit Lachenmann, c'est construire son instrument. Celui d'Yves Chauris fonctionne admirablement bien ce soir, avec un investi et performant, sous le geste virtuose de Nicolas Collon.

Le concert s'achève avec Transitus (2012-13) pour orchestre de Wolfgang Rihm, donnée en création française. C'est une sorte de révérence faite à Richard Strauss dont le compositeur loue la manière légère et transparente de la texture orchestrale, laissant en toute occasion passer la lumière. Comme il sait le faire, avec une distance critique toujours, Rihm écrit « à la manière de » (lyrisme, écriture solistique et éruptive…) en magnifiant le discours avec ses propres couleurs (trompette bouchée, steel-drums…). L'écriture est somptueuse et superbement architecturée, qui ne peut laisser indifférent. Le « National » en très grande forme lui confère sa plénitude orchestrale.

Crédits photographiques : Nicolas Hodges © Marco Borggreve ; Yves Chauris © Isabelle Francais

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