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Marie-Claire Alain, une vie dédiée à Johann Sebastian Bach

Quoi de plus naturel pour une artiste de haut niveau qui pratique l'orgue que de s'intéresser à celui qui offrit au monde les plus belles œuvres : . C'est ce à quoi consacra sa vie musicale, au travers de trois intégrales discographiques et d'un enseignement international illustré par des milliers de concerts.

était née sous une bonne étoile en 1926 dans une famille de musiciens. Son père, Albert Alain (1880-1971), était compositeur et organiste, titulaire du Cavaillé-Coll de l'église de Saint-Germain-en-Laye. Passionné de facture d'orgue, il construisit un orgue de quatre claviers pour le salon familial, resté célèbre jusqu'à nos jours. était la benjamine de trois ainés : Jehan (1911-1940), Marie-Odile (1914-1937) et Olivier (1918-1994), tous musiciens. Marie-Claire parle elle-même de sa jeunesse : « Dans la maison Alain, située dans la banlieue parisienne, où, durant toute mon enfance, j'ai entendu les sons simultanés d'un orgue de quatre claviers et de deux ou trois pianos. Nous riions, comme d'une bonne plaisanterie, de la phrase « tous musiciens dans la famille », parce qu'elle apparaissait invariablement dans la bouche des gens qui nous rencontraient pour la première fois. Et tous, les quatre enfants d'Albert Alain, nous nous lancions éperdument dans la musique. » Cette citation exprime le contexte exceptionnel dans lequel la jeune artiste s'ouvrit à la musique grâce à son père et son frère ainé Jehan, tous deux organistes. Après quelques études de piano auprès d'Yves Nat, elle devint à 11 ans suppléante de son père aux claviers de l'orgue de Saint-Germain. Par la suite, elle fut élève de Marcel Dupré au Conservatoire de Paris, où elle obtint son prix d'orgue ainsi que ceux d'harmonie, contrepoint, fugue et improvisation.

Très jeune elle fut attirée comme la plupart des organistes par l'œuvre de . Elle commença à jouer ce répertoire, étudié dans la classe de son maitre sur quelques instruments d'esthétique du moment, c'est à dire « néoclassiques », s'écartant quelque peu du modèle romantico-symphonique à la Cavaillé-Coll. Ce compromis entre les instruments baroques et romantiques convenait plutôt mieux à l'œuvre de Bach. Marie-Claire Alain se tourna dans un premier temps vers ces instruments, construits ou restaurés par Victor Gonzalez. À partir de ses premières connaissances sur Bach, acquises au conservatoire et au sein de sa famille, elle enregistra dès 1954 une série de quelques microsillons pour les discophiles français et la firme Erato, à l'orgue de l'église Saint-Merry à Paris. Il s'agissait là d'un ballon d'essai, sorte de mini intégrale regroupant les pièces les plus significatives du cantor. À ce moment-là, un tel instrument représentait en France parmi ce que l'on pouvait trouver de mieux pour ce répertoire. Pour autant, elle n'en fut pas complètement satisfaite, en recherche d'une interprétation plus authentique. Certains enregistrements avaient déjà vu le jour, notamment ceux d'Helmut Walcha dès 1948 à Lübeck puis à Cappel au début des années 1950. De tels instruments historiques, conservés dans leur état d'origine et pourvus d'une telle esthétique étaient, pour jouer Bach, indisponibles dans notre pays.

Dès 1957, Marie-Claire Alain fut amenée à donner des récitals dans le nord de l'Europe et en particulier au Danemark. Ce fut pour elle un véritable coup de foudre pour des orgues neufs, construits suivant les principes de l'orgue baroque nord-allemand. Les facteurs Marcussen, Andersen et Frobenius proposaient alors un univers sonore retrouvé, sur des instruments avec une mécanique d'une précision parfaite. C'est exactement ce que recherchait Marie-Claire Alain pour étayer ses théories sur une interprétation précise, claire et débarrassée de tous stigmates antérieurs et liés au post-romantisme. Soutenue par la firme Erato et son fidèle directeur artistique Michel Garcin, elle envisagea alors de se lancer à partir de 1959 dans une intégrale qui ferait date. Le premier orgue choisi fut celui de Varde sur lequel elle grava des sonates en trio d'une rare limpidité, laissant de côté l'enseignement reçu, afin de développer ses propres idées souvent dictées par les orgues, eux-mêmes d'excellents professeurs. Son souhait est alors d'enregistrer toutes les pièces connues de Bach, y compris celles qualifiées d'authenticité douteuse. Elle explique ce choix en se référant à l'univers sonore et musical dans lequel baignait Bach et de quelques musiques proches de lui par le style et composée par ses contemporains. La firme Erato a réédité en août 2018 cette première approche dite « intégrale scandinave », en 15 CDs, représentant pas moins de huit années de travail. Ce report numérique, particulièrement réussi à partir des bandes mères, fait ressortir tout le côté poétique de ces orgues particulièrement celui de Varde, sans doute le plus beau de la série.

Marie-Claire Alain fit également en parallèle un travail musicologique de recherche au niveau des partitions, afin de se rapprocher là aussi d'une certaine authenticité d'exécution, sur des détails parfois secondaires mais d'importance. La question des ornements par exemple, étudiée dans des œuvres revisitées plusieurs fois par l'auteur au cours de sa vie, montre son évolution et permet d'intégrer au cours d'une exécution avec reprise des solutions différentes. C'est le cas dans les 18 chorals dits de Leipzig, qui présentent presque tous une première version écrite auparavant à Weimar. L'organiste étudia à la fois les détails de la partition et la signification des textes des chorals afin d'en exprimer le sens profond. Albert Schweitzer avait en son temps initié Charles-Marie Widor à cet aspect fondamental pour la compréhension de la musique de Bach. Durant ces années de recherches et de découvertes, Marie-Claire Alain enseigna ses théories et les proposa au public lors de nombreux concerts en France, en Europe et dans le monde entier, au total plus de 2 500.

Continuant ses recherches et cette quête de savoir, elle proposa quelques dix années plus tard, toujours pour Erato, d'enregistrer une nouvelle intégrale qui s'acheva en avril 1980. Cette fois-ci l'artiste s'étant enrichie de nouvelles découvertes et souhaitant les mettre en pratique, choisit des instruments aux contours quelque peu plus arrondis, sans renier pour autant les instruments du Nord. Forte de ses expériences, elle avait dirigé la construction d'un orgue neuf, conforme à ses aspirations musicales, dans la petite bourgade de Saint-Donat dans la Drôme. C'était un endroit stratégique pour le rayonnement d'un tel projet, à mi-distance entre une grande ville, Lyon, et le sud méditerranéen, propice aux festivals d'été. Le facteur Kurt Schwenkedel édifia alors un trois claviers, idéal pour Bach. Ce fut le noyau dur de cette deuxième intégrale, aux côtés d'instruments suisses et danois, une nouvelle fois. L'acoustique précise de l'église de Saint-Donat était parfaite pour conserver la précision du jeu de Marie-Claire Alain, à laquelle elle était particulièrement attachée. On peut écouter et comparer avec beaucoup d'excitation ces deux premières intégrales. Les sonates en trio par exemple, si parfaites et ordonnées à Varde, paraissent plus souples et libérées à Saint-Donat. Une première maturation sans doute voit le jour ici pour le bien-être de l'auditeur. Et cela se retrouve dans les grands diptyques comme le Prélude et fugue en si mineur BWV 544, interprété d'un grand souffle inspiré sur l'orgue suisse de Mariasten. Nous sommes donc en 1979, Marie-Claire Alain vient de dépasser la cinquantaine. Pour elle, cette deuxième mouture pourrait représenter une finalité par rapport à ses recherches, ses préférences, ses certitudes.

Dix années environ s'écoulèrent encore et certains évènements politiques dont la chute du Mur de Berlin allaient ouvrir des horizons nouveaux aux musiciens, et leur capacité d'approcher une partie de l'Europe qui fut celle de Bach lui-même : la Thuringe et la Saxe. Bien avant, on connaissait l'existence d'instruments merveilleux édifiés par le grand facteur d'orgue Gottfried Silbermann, mais leur accès était très compliqué, et en tout cas tout enregistrement était interdit. Seuls les titulaires de l'époque purent assembler une intégrale Bach sur divers orgues historiques pour le label Eterna. Ces microsillons circulèrent confidentiellement à l'Ouest et furent une révélation pour les organistes français et les mélomanes en général. Pour Marie-Claire Alain, c'était enfin un rêve que de pouvoir approcher ces orgues historiques dont certains avaient été joués par Bach lui-même. Cela faisait partie de l'aboutissement d'un chemin musical, d'une quête spirituelle à un moment particulier de sa vie. Au bout de ce long travail musicologique et interprétatif étalé sur tant d'années, le moment était venu d'enregistrer une troisième fois cette somme inégalable sur les instruments pour lesquels cette musique avait été conçue : une intégrale sur instruments d'époque. Inlassablement, l'artiste se remit une nouvelle fois en question, améliorant son jeu et sa pensée musicale au fur et à mesure de ses découvertes. L'explosion du courant de l'interprétation baroque, avec Helmut Walcha pour l'orgue, Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt contribua beaucoup à confirmer les recherches personnelles de cette grande artiste. Afin de montrer le plus complètement possible l'art de Bach dans cette nouvelle intégrale, elle associa aux orgues de Saxe des instruments historiques hollandais dont Alkmaar, Groningen ou Haarlem et nord-allemands avec Grauhof, et enfin français à Masevaux.

Bach resta au centre de ses préoccupations musicales, au travers de l'étude de ses contemporains auxquels il s'était intéressé lui-même en recopiant des livres d'orgue français, italiens et allemands. Les divers types de rythmes, d'ornements, d'intentions profondes du compositeur furent ainsi mûris au cours du temps. C'est pour cela que ces trois intégrales sont si différentes et montrent une artiste en perpétuel mouvement, en parallèle aux progrès de la musicologie et de la facture d'orgue pour les instruments du passé. Les orgues historiques de Saxe, à la mécanique plus lourde, conditionnent une approche spécifique : des tempi plus retenus, des mélanges de jeux plus consistants, basés sur les groupes plus massifs. De quoi trouver enfin ce fameux « Organo pleno » et cette « Gravität » dont parlait Bach et qui s'appréhende mieux sur de tels orgues. En marge de ces intenses travaux d'intégrales, Marie-Claire Alain s'est également penchée sur L'Art de la fugue BWV 1080. Par deux fois en 1974 à Rotterdam et en 1992 à Masevaux elle a proposé une vision adaptée à l'orgue. Certaines fugues sont saisissantes, non pas de virtuosité, mais d'intériorité. La dernière fugue de l'ouvrage est à ce titre d'une émotion intense où l'on sent pleinement l'humilité de l'interprète face au génie de celui pour lequel elle a consacré une très grande partie de sa vie musicale.

Cependant Marie-Claire Alain portait conjointement une admiration sans bornes pour les orgues romantiques de Cavaillé-Coll qu'elle avait joués dès son apprentissage, comme faisant partie d'une certaine tradition, incontournable. Elle jouait donc aussi parfaitement le répertoire symphonique français jusqu'à l'œuvre de son frère Jehan qu'elle fit connaitre au monde entier. Elle avouait même aimer jouer Bach sur ces orgues là, et en particulier la célèbre Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 qui disait-elle « y sonnait particulièrement bien ». Deux versions en disque à la cathédrale d'Orléans et à l'église Saint-Sulpice à Paris l'attestent.

Tout ce savoir que l'on peut écouter au travers de ses disques fut également dispensé lors de son enseignement pour de nombreuses master classes en France et à l'étranger. Elle fut adulée en particulier aux États-Unis où elle fut surnommée « The lady of the organ ». Elle enseigna au conservatoire de Rueil-Malmaison de 1978 à 1994 et fut chargée de cours au CNSM de Paris de 1994 à 2000. Bach, elle le joua par cœur en récital tout au long de sa vie, partant parfois en tournée avec plusieurs programmes différents et sans aucune partition. Elle veillait à équilibrer chaque concert Bach afin d'en exprimer la quintessence, par des pièces variées montrant chacune un aspect particulier de son art : un grand prélude et fugue, des chorals développés, d'autres plus concis, un concerto, une sonate en trio et pour finir encore une grande pièce qui était souvent la Passacaille et fugue BWV 582. Tout ceux qui eurent la chance de l'entendre lors de ces concerts gardent le souvenir d'une organiste rigoureuse et inspirée, deux qualités parfois opposées qu'elle sut marier avec bonheur, à l'écoute de son guide .

Crédits photographiques : © Erato

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