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Cecilia Bartoli dans Ariodante à Monaco : audacieuses métamorphoses

Cette production du Festival de Salzbourg fait évoluer une distribution de luxe sous le regard acéré de , dont la mise en scène vise un ambitieux propos sur l'identité des chanteurs du répertoire baroque.

Avec , il semble bien loin le temps où l'on était peu regardant d'une affiche vite composée autour d'une diva ombrageuse, soucieuse que, justement, l'on ne lui fît pas trop d'ombre. On connaît l'anecdote célèbre de la Callas, très peu tentée par La Traviata avec danseur nu que Béjart avait rêvée pour elle, qui avait déjà contesté la présence de danseurs dans une certaine Armida à la Scala: « C'est eux ou c'est moi. » Avec Bartoli c'est tous et elle. Un solide travail d'équipe, metteur en scène compris.

Ariodante, créé sans grand succès à Londres en janvier 1735, est le deuxième opéra, deux ans après Orlando et quatre mois avant Alcina, qu'Haendel tira de l'Arioste. C'est la version originale, avec tous les ballets à la française concluant chacun des trois actes, que et ont choisi de nous faire entendre. La popularité d'Ariodante repose aujourd'hui sur un unique air, Scherza infida, sublime déploration que Christophe Honoré utilise in extenso dans son dernier film Plaire, aimer et courir vite. C'est un des plus longs opéras de Haendel (à Monaco, 4h20, entractes compris) et, fait inhabituel dans sa production lyrique, un des rares qui nécessite un chœur. Il connut trois siècles d'oubli avant de refaire surface au XXe siècle (Stuttgart, 1928), avant que s'y intéressent de grands metteurs en scène, de  à Aix en 2014, à à Salzbourg en 2017.

Son livret tourne autour des machinations de l'infâme Polinesso qui, pour s'emparer du pouvoir, tire les ficelles amoureuses de son entourage. Les ondes toxiques ainsi dispensées se retourneront in fine contre lui, non sans avoir considérablement amoché toutes et tous, ainsi que Loy le souligne malicieusement au cours de son hilarante déstructuration du lieto fine :« La Vertu triomphera toujours ». L'ultime ballet, dansé en miroir négatif du premier, voit les danseurs s'élever dans les airs pour lamentablement s'éclater au sol, pendant que l'assistance, des plus dénervée, laisse filer au loin prince et princesse enfin réunis, figeant l'image inhabituelle à laquelle la mise en scène (citant en voix off un autre Orlando, celui de Virginia Woolf, ou greffant un « ballerin » dans l'innocent ballet de l'acte I) nous a subtilement préparé : Ariodante a perdu son collier de barbe, arborant la chevelure de sa femme, tandis que Ginevra a troqué la nuisette pour le manteau et les cuissardes de son homme !

Loy nous entraîne ainsi dans un judicieux questionnement sur le sexe de ces anges que sont les chanteurs d'opéra. L'on se souvient alors qu'Haendel composa le rôle-titre pour le castrat Carestini. Un homme à la voix de femme pour chanter le rôle d'un homme. Qui mieux que , familière des métamorphoses les plus improbables (révisons ses classiques Sacrificium et Stefani) pour dire le vertige de la confusion des genres, quotidien de bon nombre d'artistes lyriques ? C'est au cœur des douze minutes du central Scherza infida que l'audacieuse métamorphose a lieu. Au cours de ce qui a ressemblé à un parcours initiatique à haute teneur empathique, Ariodante se glisse dans la peau de Ginevra, s'appropriant même la partie vocale de celle-ci après le Ballet des Songes. Renversement troublant, mais brillamment négocié par la pointe sèche d'une mise en scène au cordeau inscrite dans la perspective éblouissante d'un salon intemporel meublé d'un unique canapé à jardin, s'aérant au moyen de portes claquées, de toiles peintes, dans l'étoffe de costumes eux aussi en pleine confusion temporelle.

a donc fort à faire, à se métamorphoser en homme (facile !) puis en la femme (moins évident) qu'elle est pourtant. Crédible jusqu'au bout de la barbe, ne faisant apparaître son vrai visage qu'au milieu du troisième acte, Bartoli est un splendide Ariodante, bouleversant-e sur un Scherza infida sans histrionisme, amusant-e quand il-elle est démangé-e par le démon de la danse, quand il-elle raille des torrents de vocalises parfaitement maîtrisées (l'ébriété sur Con l'ali di costanza, de vrais ronds de fumée tirés d'un vrai cigare sur l'enivrant Dopo notte atra e funesta conclusif). On n'applaudit pas moins l'aplomb de quand sa Ginevra file vers les aigus de sa Reine de la nuit aixoise, comme l'intériorité murmurée à laquelle elle se livre dans toute la seconde partie. Face à laquelle l'orchestre lui-même semble rester sans voix, le chef accordant à la chanteuse d'invraisemblables silences (la version monégasque double ainsi d'une demi-heure la version Minkowski). On fond devant la classe étourdissante de , des plus gracieuses en Dalinda, fausse naïve émouvante, déchaînée comme rarement.

Christophe Dumaux, spécialiste du rôle de Polinesso, d'une puissance ahurissante, franchit les octaves comme un vrai méchant se doit de le faire. Autour de ce quatuor d'exception, s'imposent le Roi de dont l'émission d'aigus piano porte stigmate de l'émotion des adieux à sa fille, le Lurcanio persuasif bien qu'aux vocalises parfois tendues de , l'Odoardo solide de Kristofer Lundin. Saluons le chœur et plus encore les danseurs, très bien croqués par Loy, notamment en valetaille écoutant aux portes, comme en fantasmes masculins mettant à mal diverses professions de foi vertueuses.

Le public – auquel s'est mêlée Silvana Bazzoni, mère et seule professeur de Cecilia – fait un triomphe à cette représentation.

Crédits photographiques : © Alain Hanel

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