- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Les scintillements de Let me tell you d’Abrahamsen à la Philharmonie

Soirée « supers-orchestrateurs » à la Philharmonie. L' et donnaient deux partitions distendues dans l'espace-temps, mais reliées par la puissance de leur écriture orchestrale et la lumière qui les traverse : Let me tell you (2013), œuvre multi-plébiscitée du Danois , et le « tube » d' Harold en Italie (1834).

Inspiré par des extraits de l'ouvrage homonyme de Paul Griffiths, Let me tell you (« Laisse moi te dire ») met en scène le personnage shakespearien d'Ophélie dans un long monodrame pour soprano et orchestre. Au sein d'un début aux tintements graciles, perce un bégaiement incantatoire de la voix sur les mots du titre, un élément qui sera repris comme un thème cyclique tout au long de l'oeuvre. D'emblée on est saisi par la transparence, la profondeur, la richesse de l'écriture orchestrale, et la pureté diatonique de la musique qui déroule comme un flux, dans un tempo allant, conduit sans retenue excessive par . Même si la matière du centre de l'œuvre s'avère plus conventionnelle, on aura pris plaisir à goûter la science orchestrale d'Abrahamsen dans la fin de la deuxième section : au sein d'un tutti frénétique de cordes en trémolo, émerge comme par illusion auditive une mélodie fragile des violoncelles, perçant au travers du brouillard.

Toutefois, ce sont les dix dernières minutes qui retiennent l'auditeur et le happent définitivement vers un ailleurs aveuglant. Le personnage d'Ophélie ne s'évanouit pas dans un ruisseau comme le veut Shakespeare, mais dans la blancheur infinie d'un paysage enneigé. Sur un tapis orchestral doux et vibrant de quarts de tons malgré sa placide modalité, on entend émerger des sons feutrés de grosse caisse frottée avec une peau. Des sons qui se meuvent en un véritable personnage marchant sur la neige, créant ainsi une parfaite dichotomie avec l'orchestre, somptueux et éthéré. Dans un lent tourbillon de lumières féeriques, l'orchestre et la voix entament alors une descente infinie, moirée d'inclinaisons microtonales scintillantes aux bois les plus aigus, nous donnant alors la sensation d'un temps éternellement suspendu.

Il est presque inutile de préciser qu'en empoignant par cœur cette partition taillée pour elle (et dire qu'il s'agit de la première oeuvre vocale du compositeur), fait encore une fois des merveilles. Sans nous étendre d'avantage, on dira simplement que l'art de la soprano alliant à la fois pureté du timbre, justesse permanente du phrasé et sens dramatique aigu pouvait se résumer en un seul instant : dans l'ultime partie de l'oeuvre, sur les mots « snow falls » (« la neige tombe ») qui démarre véritablement le passage. À cet instant il faut en effet entendre ce contre ut lancé pianissimo, si fragile mais brûlant de l'intérieur, sur un fil, comme suspendu dans l'immensité blanche.

Champion du monde de Harold en Italie (qu'il a gravé deux fois au disque, en 2012 avec Marc Minkowski et en 2014 avec Valery Gergiev), n'apparaît sur scène qu'après l'introduction orchestrale, cette dernière ternie par des accents un peu trop emphatiques. Cependant, ce premier mouvement Harold aux Montagnes aura permis d'entrer de plain pied dans ce qui fera le sel de cette seconde partie de concert : la maîtrise confondante du soliste. Chacun des phrasés d' est pensé, maîtrisé, réfléchi, sculpté de l'intérieur. Sur son splendide stradivarius, Tamestit ne joue pas Harold, il « vit » Harold, comme au début de la Sérénade d'un berger des Abruzzes, où pour attendre la fin de l'introduction orchestrale, il joue pour lui-même les accords en pizziccatti, prenant son alto comme une mandoline. Du point de vue de l'orchestre il faudra toutefois attendre l'Orgie des Brigands finale pour voir enfin ce monde intérieur prendre vie, avec ralentis et phrasés construits, n'ayant réussi qu'à demi à faire passer l'éclat et la fougue de l'œuvre dans les trois mouvements précédents.

Harold est une œuvre qui permet toute les folies, y compris la spatialisation du soliste un peu partout sur la scène. Nous entraînant dans un véritable voyage aux quatre coins de la formation (jusqu'en haut des gradins pour les dernières mesures), Tamestit nous aura surpris en allant se placer derrière les percussions au début de la Marche des Pèlerins, changeant ainsi la balance générale et rendant (encore plus) justice à Berlioz, qui n'avait pas sous-titré son œuvre « concerto », mais « symphonie ».

Crédits photographiques : Portrait de © Elmer de Haas

(Visited 1 115 times, 1 visits today)