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Dans la tête de Lenz avec Le Balcon

Le compositeur allemand revient à l'affiche parisienne avec son second opéra de chambre Jacob Lenz, qui complète le portrait passionnant que lui consacrait le festival Présences il y a quelques semaines seulement. Cette nouvelle production fait l'ouverture du festival Le Balcon à l'Athénée, où la compagnie est en résidence depuis 2012.

On connait le poète et dramaturge Jacob Lenz (1751-1792) à travers sa pièce Les Soldats dont Bernd Alois Zimmermann a tiré un livret pour son opéra de 1965. En 1835, c'est l'auteur de Woyzeck Georg Büchner qui s'intéresse au poète tourmenté, atteint de schizophrénie, en écrivant sa nouvelle, Lenz. Michael Frühling s'y appuie pour élaborer le livret que met en musique alors qu'il n'a que vingt-cinq ans. L'histoire en treize tableaux se concentre sur les dernières années de l'écrivain torturé par ses démons intérieurs. Il est entouré du pasteur Oberlin (baryton basse), qui l'a recueilli à un moment de son existence, et du cynique docteur Kaufmann (ténor de caractère), compatissant et moralisateur (on pense au Doktor dans Wozzeck), qui éloignera Oberlin de Lenz, pour laisser ce dernier errer seul dans les ténèbres. Lenz ne meurt pas à la fin de l'opéra. Friedericke, le seul personnage féminin, incarne l'amour malheureux qui hante les pensées du poète et avive son délire de persécution. Elle n'a qu'un court solo dans l'opéra mais fait partie du chœur des six voix consolatrices, qui interviennent pour calmer les tensions et créer des décrochements dans le flux du discours. La présence des trois enfants aux voix blanches ménage de la même manière un contraste radical avec le comportement psychotique du personnage, qui emprunte comme dans Wozzeck la tessiture du baryton.

Le geste musical est inclus dans la représentation dramatique, avec la présence sur scène des onze musiciens placés sur plusieurs niveaux. La formation instrumentale très atypique est taillée sur mesure par le compositeur pour servir la complexité et le dérèglement de cette tête malade. Elle réunit trois violoncelles en première ligne, un clavecin très inattendu et des vents par deux (avec clarinette basse et contrebasson). Le pupitre de percussion particulièrement actif (comme ces coups d'enclume saisissants) est quant à lui masqué par le décor. Des panneaux de tulle blanc sont en effet placés de part et d'autre du plateau, dans une confusion des lignes et un morcellement de l'espace. Ils servent de support à la vidéo, celle de Nieto, très présente tout au long du drame. L'idée est de créer du mouvement et de la profondeur (les images en trois dimensions s'y emploient) alors que l'espace scénique confiné (on est dans la tête de Lenz) réduit considérablement le champ d'action des personnages, minimisant de fait leurs déplacements sur le plateau.

Chez Rihm, la dramaturgie est à l'œuvre au sein de l'écriture instrumentale, ciselée autant que concentrée, qui colle au texte et aux lignes de chant, donnant une dimension quasi symphonique à cet ensemble pourtant très réduit. Des interludes de toute beauté – on salue la qualité du jeu instrumental du Balcon – soulignent parfois les changements de tableaux. Avec une efficacité redoutable, Rihm joue avec les références, celle de la basse continue du clavecin, du choral chanté par le chœur et des couleurs baroques du hautbois qui contrepointe les lignes de chant. Comme chez Berg, le texte passe par tous les registres de la voix, du parler au chant vocalisé (celui de Friedericke), Rihm sollicitant souvent le falsetto de Lenz, mais aussi celui du docteur, comme expression du délire. Dans le rôle titre, met toute sa vigueur de baryton pour assumer les exigences d'une partie écrasante. La voix tendue mais vaillante est expressive et bien timbrée, convaincante et touchante dans la plénitude de son engagement, jusque dans les passages parlés. À ses côtés, en Oberlin (on l'avait apprécié en Luzifer dans Donnerstag aus Licht) fait valoir la qualité profonde et chaleureuse de son registre. Quant au ténor (Kaufmann), il rayonne dans son rôle de parfait salaud à la voix agile et persiflante. Le chœur est impeccable, tout comme le trio des enfants, émouvants toujours et rappelant, là encore, la terrible dernière scène de Wozzeck.

À quelques mètres au-devant du public, conduit l'ensemble avec une concentration de tous les instants, mettant son énergie et son geste communicatif au service d'une partition traversée d'un souffle puissant dont la restitution ce soir force l'admiration.

Crédits photographiques : © Meng Phu

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