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Bartók, des racines et des ailes par Gábor Káli et le Budapest Festival Orchestra

Lors d'un week-end thématique consacré par la Philharmonie de Paris à , le , dirigé par le jeune chef , remplaçant Iván Fischer souffrant, dresse un saisissant et authentique portrait du compositeur hongrois, révélant sa figure de Janus, en alternant musiques populaires et musiques savantes.

Le premier volet de ce concert emprunte à la veine folklorique du compositeur hongrois rendant ainsi un hommage légitime à ses importantes recherches ethnomusicologiques. Les Danses populaires roumaines (1910-1912) mettent en miroir les versions originales rustiques et tziganes interprétées sur des instruments traditionnels où le violon virtuose de Istvàn Kàdàr tient une large place, face aux versions plus policées, réorchestrées en 1917 par Bartók, exaltant une langueur slave pleine de poésie, de couleurs et de charme où transparaît déjà l'immense science de l'orchestration de . De la même manière, les Chansons paysannes hongroises (1914-1918) opposent la facture simple des chants populaires collectés dans les villages hongrois, chantés ce soir, par la spécialiste du genre Màrta Sebestyén, à la facture plus savante des formes orchestrées plus tardivement comme la Ballade qui met au jour, de façon évidente, la qualité de la phalange (ampleur des cordes et qualités instrumentales individuelles, notamment hautbois, cor anglais et clarinette).

D'une fascinante modernité, se prêtant volontiers à la version de concert par son aspect épuré où se mêlent fantastique et abstraction, Le Château de Barbe-Bleue nous conte, dans cette seconde partie de concert, le cheminement « initiatique à rebours » de Judith, épouse de Barbe-Bleue, héroïne tout à la fois victime et bourreau qui cherche à pénétrer dans l'intimité de Barbe-Bleue symbolisée par le « château qui saigne ». Le livret de Balàzs se démarque du conte de Perrault car, ici, Barbe-Bleue n'est pas l'assassin de ses femmes, qui resteront à jamais emmurées dans un isolement librement accepté par amour, et par un certain degré de masochisme et de curiosité, déjà signalé dans les réécritures modernes du conte (Angela Carter, Arlette Boulomié, Florence Fix). Souvent qualifié de « poème symphonique avec voix » du fait de sa splendeur orchestrale, cet opéra voit l'intrigue se limiter au pur conflit psychologique entre les deux personnages. Usant d'une prosodie atypique (parlando rubato), d'une rythmique particulière, d'une orchestration riche, parfois surprenante, et très narrative qui caractérise chaque porte par un climat, par un instrumentarium et des associations de timbres particulières, cet opéra fut également pour les compositeurs ultérieurs une véritable terre nourricière.

Pour cette œuvre grandiose, deux voix exceptionnelles, la mezzo-soprano et le baryton basse complètent le casting. Deux statures vocales impressionnantes, parfaitement appariées, capables de résister face à l'orchestre mené d'une main déjà experte par le talentueux qui fait pour l'occasion ses débuts à Paris. Usant d'une gestique engagée et limpide, il nous livre de cette œuvre hors normes une lecture formidable (au sens étymologique du terme), portée par un phrasé incandescent, éloquent dans l'urgence, l'effroi, l'inquiétude ou l'attente, servie par une phalange hongroise exemplaire dont on retiendra la stridence des vents dans la salle des tortures, les scintillements de la harpe, des cuivres et du violon solo dans la salle du trésor, la rondeur et la justesse des cors dans le jardin, l'ampleur sonore et le crescendo bien maîtrisé du tutti dans l'évocation des terres, les ondulations et la déploration des cordes dans le lac de larmes, la cantilène de l'orgue dans l'invocation à la Nuit, avant que ne s'installe définitivement le silence… prolongé, ce soir, sur de longues minutes, signe d'une interprétation mémorable.

Crédit photographique : © Ludwig Olah

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