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Du tourisme sexuel : Butterfly à Bâle

Le metteur en scène déleste avec brio le chef-d'œuvre de Puccini de tous les clichés et offre à Madame Butterfly un passeport universel.

Il est des opéras (Contes d'Hoffmann, Indes Galantes, Carmen...) dont on ne sait jamais quelle mouture l'on va entendre. Madama Butterfly a en général droit à la seconde version établie par Puccini quelques mois après le désastre de la création du 17 février 1904. Pour Bâle, et font d'un commun accord le choix de cette révision mais lui adjoignent les passages coupés par le compositeur. Lesté d'une dizaine de minutes supplémentaires, l'Acte I est le grand gagnant de cette décision aux allures de vengeance posthume qui a le mérite de coller au portrait de Pinkerton que, comme le Puccini de la version originale, veut brosser Barkhatov. C'est un Pinkerton qui n'est plus seulement l'inconséquent yankee habituel mais le veule touriste sexuel moyen qui, de nos jours encore, officie comme jadis, notamment en Asie du Sud-Est, en faisant commerce à vil prix d'une double vie amoureuse. Les costumes et les masques d'Olga Shaishmelashvilli évoquent d'ailleurs davantage la Thaïlande que le Japon du livret. Armé d'une perche à selfie, ce Pinkerton, arborant un tee-shirt barré d'un Superdry prémonitoire, filme tout ce qui bouge en étalant sans complexe sa vulgarité en bermuda au premier plan des couleurs locales. Barkhatov fait même de cette machine à clichés, que Pinkerton offre à Butterfly avant de l'abandonner, la pièce maîtresse de sa mise en scène. Utilisée dans la longue attente du II par la jeune femme pour se repasser les preuves du bonheur évanoui, la perche à selfie servira progressivement de boîte noire des événements, car elle aura tout saisi des amours ratés de B. F. et de Cio-Cio-San, des festivités du I au legs final des adieux de la mère à l'enfant, afin que, plus tard, ce dernier puisse comprendre.

Toute l'action se passe dans le « fiorito asil » de Butterfly, superbe décor de bois à claire-voie dû à Zinovy Margolin, qui montre à la fois ce qui se passe à l'extérieur mais aussi à l'intérieur des pièces de la maison, notamment la cruauté mercantile des préparatifs du mariage arrangé du I, ou encore les réactions d'une Suzuki dévastée au II. Cet impressionnant dispositif, caressé des lumières douces d'Alexander Sivaev, bénéficie en outre d'un « système anti-voyeurs », qui coupe subitement l'accès aux images intérieures, notamment celles des moments-clés (la nuit d'amour, la mort) laissés à l'imagination aiguillonnée et sans frein du spectateur. Délicat. Intelligent. Et bouleversant.

Barkhatov venge également Puccini quant à la supposée longueur de son acte II et ce, de la plus spectaculaire façon : sur les premières notes de l'Intermezzo, la maison se soulève toute entière. Commence alors, après un superbe effet de dédoublement de personnalité, un long mimodrame entre l'héroïne, abandonnée au sol à ses meubles, et son double-vidéo projeté sur les murs de la maison suspendue qui vaque à sa vie rêvée avec Pinkerton. S'ensuit un Acte III d'anthologie avec la prise de conscience (enfin !) d'un homme vraiment dévasté qui, après avoir quasiment assisté les yeux dans les yeux aux derniers instants de celle qu'il aima (le « système anti-voyeurs » est actionné une ultime fois), se voit abandonné à son tour devant la maison redescendue, le nez sur les seuls dessins que son enfant a crayonnés sur la façade pendant le Duo des fleurs. Un choc.

Choc asséné simultanément par un somptueux, sous la baguette d'. Le chef agrippe l'auditeur pour ne plus le lâcher ensuite, dès la fugue introductive, urgente et tranchante. Les fascinations orientales de la partition (le jeu de gongs est invité au mariage) comme son pittoresque (les oiseaux de l'Intermezzo) sont particulièrement soignés. Un peu incertain à l'entrée, le chœur se rattrape ensuite, merveilleux de présence lointaine sur la si difficile conclusion de l'Acte II, idéalement dosée (l'entrée tout en retenue de la harpe) par Allemandi. Bâle a également fait le choix heureux d'une distribution où, à côté des fidèles en Goro, en bonzo furibondo, en Kate, on découvre et . Elle, Cio-Cio-San mature et intense bien qu'évitant prudemment la plus haute note écrite par Puccini pour une soprano ou encore trahissant une légère fatigue au début de son dernier air. Lui, Pinkerton de type solaire, superlatif et très crédible au moment de la rédemption octroyée in fine par Puccini sur Addio fiorito asil. Veillent sur le pitoyable destin des deux « héros » le Sharpless de , et la Suzuki de , tous deux jeunes d'allure comme de timbre.

Très réussie, cette Butterfly humaniste, et donc forcément féministe, fait du traditionnel garçon né de l'union de B.F et de Cio-Cio-San… une fille !

Crédits photographiques : © Priska Ketterer

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