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Cordes et voix à l’Académie Voix Nouvelles de Royaumont

Tourné vers la création, le premier week-end du festival de Royaumont mettait à l'honneur les jeunes compositeurs et interprètes de l'Académie Voix Nouvelles.


Ils étaient, comme chaque année, quatorze compositeurs de moins de 35 ans, venus de tous les horizons, de la France jusqu'à l'Australie. Ils sont restés quinze jours dans ce cadre particulièrement favorable à la réflexion et au travail, conseillés et encadrés par leurs maîtres, le Français et l'États-unien , pour finaliser leur partition. Côté dispositif, ils avaient le choix entre le quatuor à cordes, l'ensemble vocal ou encore la contrebasse, qu'ils pouvaient bien entendu librement combiner. Les six pièces à l'affiche du premier concert convoquent uniquement les cordes, celle du Quatuor Mivos (basé aux États-Unis) et de la contrebasse de . Les artistes étaient à l'œuvre, in situ et durant une semaine, pour affiner leur interprétation au contact des jeunes compositeurs.

Dans Trajectory pour quatuor à cordes, Zara Ali (États-Unis) scrute différents états de la matière sonore dans des temporalités mouvantes –  étirement, resserrement, suspension – et une flexibilité des lignes à laquelle l'exécution sans grande finesse du quatuor ne rend pas toujours justice. Sous le geste habité de , Tüh pour contrebasse de Deniz Nurhat (Turquie) est une exploration fascinante de l'instrument dans un registre « laryngé » proche des intonations vocales. C'est également la voix qui est à l'origine du projet dans Yelala (hurlement), une pièce pour quatuor à cordes de l'Israélienne Shiri Riseman, où les lignes courbes et proliférantes revêtent une sensualité particulière. Dans You are a Vineyard, pour quatuor à cordes toujours, le Polonais Tomek Arnold s'inspire d'un chant polyphonique géorgien, invitant, via les aléas du spectre harmonique, à une expérience d'écoute étrange sinon convaincante. Plus séduisante, la pièce pour contrebasse de l'Italien Simone Cardini, Di un lucore farinoso, est transcendée par , fabuleux rapsode qui fait rugir sa basse et donne du « groove » dans une partie centrale incandescente jouée à mains nues. Dans Insight into personal space of Yura Gomwick du Serbe Jug Marković, la pièce la plus puissante de ce premier concert, la contrebasse ajoute ses graves généreux à la trame sonore du quatuor à cordes. Entre transparence et nœud de distorsion, lente métamorphose du flux et rupture abrupte, s'immisce le profil d'un chant populaire, sorte de fil d'Ariane tendu dans ce labyrinthe.


Captivant de bout en bout, le second concert de l'Académie des compositeurs, dirigé par , fait appel aux voix des Métaboles qui bénéficient de l'acoustique généreuse du Réfectoire des moines. Se joignent à eux le quatuor Mivos et la contrebasse de Florentin Ginot, selon la formation choisie par les huit compositeurs-trices, car la parité est toujours strictement observée.

Dans The Shadows in the Rain, La Japonaise Aya Yoshida nous surprend d'emblée par l'ingéniosité de son dispositif spatial : une contrebasse « préparée » (feuille d'aluminium sur les cordes) est placée au centre de la scène et quatre groupes de quatre chanteurs sont répartis dans le public. Les voix réagissent aux sollicitations de la contrebasse, répercutant, amplifiant et diffractant les sonorités de l'instrument, dans un aller-retour aussi ludique qu'inventif. La même proximité entre les seize voix (alignées cette fois sur le plateau) et l'instrument est recherchée dans The First 7 Days de la Lituanienne Juta Pranulyté. C'est ici la contrebasse qui hybride les voix des chanteurs et souligne leur trajectoire au sein d'une écriture vocale (le texte de la Genèse en anglais) s'intéressant aux sonorités des mots et à leur plasticité. Dans Fragmented Shatters, la Taïwanaise Yi-Ting Lu a placé elle aussi les voix de son quatuor dans le public, concevant une écriture proche de celle des instruments, à travers un travail très fin sur l'émission du son et l'utilisation de phonèmes-couleurs. Il y a par contre un texte sous-jacent (le poème de William Woodworth) dans Tierleid (souffrance animale) pour quatuors vocal et instrumental de l'américaine Michaela Catranis, qui aborde un sujet encore inédit, à notre connaissance, dans l'univers de la création sonore. La couleur froide des cordes utilisant des sourdines de plomb souligne la dimension expressive des voix et accuse l'étrangeté de l'univers instauré. Le Californien Kevin Zhang nous séduit par la sensualité de son écriture, la belle conduite des voix et l'amplitude qu'il confère au double chœur a cappella dans Torso, air, superbement restitué par Les Métaboles sous le geste de . Les moyens sont autres mais l'entreprise tout aussi réussie dans Narcisse et Gaïa du Français Basile Chassaing qui forge un son et un espace singuliers. Le chœur est ici générateur de souffle, chuintements et rumeurs sur lesquels s'inscrivent les figures de la contrebasse, l'écriture évoluant vers une fusion des deux sources sonores. Le bruit des galets qui s'échappent des mains des chanteurs et tombent en pluie sur le sol dans les dernières minutes de la pièce saisit l'écoute et bouleverse le paysage sonore. Les sonorités du quatuor à cordes filtrées par les sourdines de plomb hybrident à leur tour les seize voix du chœur dans Two things, one way de l'Australien . Les forces convergent en une ample incantation, sur un mouvement répétitif procédant par vagues successives.

Mais c'est, in fine, le Suisse Mauro Hertig qui fait l'événement de ce concert-académie, en se lançant dans l'aventure théâtrale, avec des moyens certes réduits mais une bonne dose d'humour et d'invention. Pertinente est l'idée de mettre en scène le personnage de Vincent de Beauvais, mort à Royaumont en 1264. Frère Dominicain, il est l'auteur d'une encyclopédie constituant un panorama des connaissances du Moyen-âge, connue sous le nom de Speculum maius (Grand mirroir). L'ouvrage est décliné en trois grandes parties qui rythment également la pièce de Mauro Hertig, rebaptisée The Great Mirror. Elle convoque un double quatuor vocal et quelques sons enregistrés, captés dans l'enceinte même de l'abbaye et donnant à entendre des bruits de nature dans le premier chapitre, Speculum Naturale. L'interprétation très libre de l'ouvrage du savant donne lieu à autant de « tableaux », drôles autant que bien conduits, où les chanteurs se mêlent au public  (Speculum Historiale) sans négliger la battue du geste ni l'exigence d'une écriture vocale qui fait de ce théâtre de mots une expérience proprement musicale.

Hommage aux dames


Côté « Voix nouvelles », ce sont six jeunes femmes, toutes sopranos, encadrées par la soprano , que l'on retrouve dans la bibliothèque de l'Abbaye pour le concert de fin d'académie. Le programme convoque une dizaine de compositeurs et oscille entre solos, duos, quatuor et sextuor vocaux, brossant une sorte de panorama international de la musique de chambre vocale des soixante dernières années, incluant une création mondiale très attendue.

La soirée débute dans la bonne humeur avec Once upon a time, l'emblématique quatuor vocal de (Louise Leterme, Andrea Conangla, Kanae Mizobuchi et Adriana Aranda Redonodo très investies) composé sur les mots de Gertrud Stein. La poétesse est également sollicitée par dans Two walking, un recueil de cinq pièces à deux voix dont Mathilde Barthelemy et Kanae Mitzobuchi interprètent les numéros 2 et 3, avec cette vocalité singulière qui regarde vers l'opéra Medea. André Conangla se lance quant à elle dans deux Récitations de (2 et 9), un défi pour qui le français n'est pas la langue maternelle ! Tandis que Kanae Mizobuchi, devant la grande fenêtre de la bibliothèque, chante Nono (Canti di vita e d'amore sur le texte de Djamila Boupacha), avec une flexibilité et une assurance impressionnantes, même s'il manque une once de réverbération à ces lignes escarpées. On apprécie la voix joliment timbrée d'Adriana Aranda dans la mélodie grecque de Kagel, extraite d'un recueil (Der Turn zu Babel) de dix-huit mélodies chantées a cappella dans toutes les langues. Irrésistibles toujours sont ces Counting duets de , réclamant rigueur et concentration, plus amusants encore en espagnol et avec le mime des quatre chanteuses. Les six voix sont réunies sous la direction de pour la création de Justina Repeckaite. La jeune compositrice d'origine lithuanienne, sélectionnée à l'Académie Voix nouvelles 2018, a reçu commande de la . La Cité des Dames emprunte son titre au récit allégorique de la poétesse du Moyen-âge Christine de Pisan. Malgré l'engagement des voix et un travail très fin sur les textures, on reste un rien perplexe à l'écoute de cette trame vocale fluctuante et accidentée, qui semble gagner des aigus plus lumineux encore avant d'échouer dans le registre grave, les voix butant sur quelques mots incompréhensibles avant de s'évanouir dans le silence.

Crédits photographiques : © Royaumont

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