- ResMusica - https://www.resmusica.com -

L’humour mozartien comme arme libertaire

Si chez Joseph Haydn, l’humour a été une désarmante répartie souvent envisagée comme réponse aux carcans des règles de la nouvelle école classique, chez Mozart, ce mode d’expression va plus librement du sous-entendu au libertaire, du subversif au décalé voire au scabreux, sous une plume aussi prolixe que géniale et protéiforme.

Mozart, humain et fraternel, est certainement le musicien à la fois du tragique et de l’ineffable étroitement liés. Néanmoins, perce en son art et sous des formes originales, un humour soit hérité de la comedia dell’arte ou des premiers singspiels allemands, mais parfois très personnel dans le contexte d’œuvres plus abstraites. Tantôt ce sera le rapprochement incongru d’éléments disparates, tantôt la parodie délibérée d’un style à la mode, ou l’évocation du grotesque dans la musique ou encore la moquerie de travers de certains amis musiciens…

Premiers essais dans le genre comique

Dès ses dix ans, Wolfgang alors en tournée européenne, compose pour la majorité du Prince d’Orange, aux Pays-Bas, un quolibet qu’il intitule Galimathias Musicum (K. 32). Il s’agit d’un véritable pot-pourri dont l’effet humoristique, aujourd’hui quelque peu évaporé, est produit par le voisinage rapide de pièces ou de fragments aux caractères les plus divers, avec ces thèmes d’essence populaire, d’origine parfois inconnue. Le père, Léopold, semble avoir aidé son jeune fils à l’écriture de la fugue finale sur le « Willem van Nassau ». Wolfgang tient visiblement à cette œuvre puisqu’il la reprend quatre ans plus tard à Milan, en modifiant l’ordre des fragments, et en y ajoutant les trois mouvements d’une parodie assez irrésistible de Sinfonia.

En 1769, Wolfgang s’essaie pour la première fois au genre opéra, si l’on omet le court singspiel Bastien et Bastienne, et choisit le genre buffa pour la Finta semplice. C’est un échec assez cuisant, au vu des faiblesses du livret mal adapté de Goldoni, des exigences vocales des solistes à l’égard du très jeune compositeur prodige, mais surtout du manque de caractérisation psychologique des principaux airs ou de toute truculence musicale dans les scènes les plus cocasses. Six ans plus tard, à son retour d’Italie, par une habileté dramatique et théâtrale mieux maîtrisée, mais sous l’emprise du style galant, la Finta Giardiniera (La Fausse Jardinière), malgré la niaiserie du livret, est, par ce mélange entre genre sérieux (quatre airs en des tonalités mineures, quand même !) et comédie, davantage annonciatrice des meilleurs moments de la trilogie Da Ponte.

L’humour scatologique d’un génie

Si Mozart, lors de ses années d’apprentissage, semble sérieux et appliqué, le voyage de 1777-1778 qui le mène en compagnie de sa sœur Nannerl et de sa mère Anna-Maria à Munich puis à Augsbourg et à Mannheim avant le point de chute final à Paris, est un véritable regard dans le miroir du génie face à sa propre personnalité musicale et psychologique en quête d’une absolue liberté individuelle et esthétique. À Augsbourg, Wolfgang séjourne quelques semaines chez son oncle et noue une relation de profonde connivence et d’intimité quasi-amoureuse (certains biographes évoquent même la découverte de l’amour physique), avec sa cousine Maria-Anna-Thekla. La correspondance avec « das bäsle », comme Wolfgang la surnommera affectueusement, dont neuf lettres nous sont parvenues, montre un jeune adulte déluré : le discours est libre, haché, sans aucun tabou, les allusions scabreuses et les plaisanteries érotiques, sexuelles ou scatologiques s’enchaînent, de même que les calembours, à peu-près, assonances, énumérations délirantes et grotesques. Par ce genre d’exercice littéraire, Mozart donne bien du fil à retordre à ses futurs traducteurs ou biographes. Son personnage y apparaît comme insaisissable, délibérément trivial et provocateur, d’une ironie allant jusqu’à la cruauté, selon nos canons actuels, loin des images d’Epinal du jeune prodige ou du pur génie « aimé des Dieux ». Les occurrences humoristiques à caractère assez crasses dans sa correspondance seront d’ailleurs nombreuses dans les lettres adressées tant à sa famille (père, sœur…) que plus tard à son épouse Constance ou à ses amis musiciens.

Sur le plan musical, dans les années qui suivent, Wolfgang, en guise de divertissement ou de défouloir, compose à l’occasion pour la pratique privée des canons sur des textes singuliers. Certains sont d’authenticité presque certaine (Leck Mich im arsch K. 231 – qu’on pourrait élégamment traduire par « lèche-moi le c… »), d’autres plus tardifs sont relevés par Wolfgang lui-même dans son propre catalogue comme par exemple Difficile lectu mihi mars K. 559 qui laisse entendre par répétition, superposition et collision des voix, le même texte grivois allemand bien dissimulé sous un latin de cuisine. Bona Nox K. 561, issu du même set de dix canons de 1788, utilise allemand, italien, anglais et français en un salmigondis aux intentions évidentes ! C’est donc là, à dix ans de distance, un trait de caractère – et de création – mozartien moins connu, certes musicalement secondaire mais ô combien révélateur d’une personnalité complexe et bien moins lisse, qu’il n’y paraît.

L’humour comme arme libertaire

Le voyage de 1777-1778 se termine mal. Non seulement Mozart ne connaît qu’un succès très relatif à Paris, où l’on a préféré garder le souvenir de l’enfant prodige plutôt que d’écouter les réalisations du jeune adulte. Mais surtout sa mère y décède le 3 juillet 1778. De retour à Salzbourg, Wolfgang n’a qu’une idée en tête : s’émanciper et conquérir d’autres horizons. Ce seront Munich avec Idoménée dès 1781, puis Vienne l’année suivante… Mais il reste à se libérer de toute obligation contractuelle avec le méprisant archevêque Colloredo.

La sérénade Posthorn K. 320 de l’été 1779 constitue sans doute une évocation de ces relations tendues : si le ton peut être péremptoire (mouvement initial), ou franchement mélancolique (Andantino en mineur, surprenant de spleen dans une œuvre a priori « galante »), c’est l’humour libératoire qui mène la danse dans les deux derniers temps : les trios du pénultième menuet (le premier sardonique avec son solo souvent joué aujourd’hui au flautino, le second évoquant à notes couvertes le prochain départ par les quelques notes du cor de postillon) semblent moquer le provincialisme guindé de la haute-société salzbourgeoise avant un irrésistible Allegro final aux élans aussi joyeux, libératoires que triomphaux.

Quand la rupture avec Colloredo est consommée, Wolfgang, à l’été 1782, va d’une ultime saillie. Parallèlement à la rédaction définitive de l’Enlèvement au Sérail, Wolfgang se voit commander une « nouvelle » sérénade (la seconde à cette destination K. 385) pour Haffner, juste désigné maire de la ville et au sommet de sa carrière politique. Cette œuvre sera parallèlement repensée à Vienne en symphonie (la trente-cinquième selon le catalogue Köchel) et y va en son final d’une cinglante charge. Le thème est très apparenté à celui de l’air d’Osmin. Le gardien du Sérail se réjouit de sa toute puissance et de la probable prochaine exécution des quatre principaux protagonistes fuyards ! Le parallèle avec le « grand Mufti » Colloredo est ainsi sans équivoque, et par cette discrète et efficace déclaration oblique, Mozart y proclame à point nommé sa liberté artistique chèrement acquise avec le rire comme arme absolue.

Crédits photographiques : Peinture de Mozart enfant par Jean-Baptiste Greuze (1725–1805) Paris, réalisée en1763/64 (Musée d’Art de l’université de Yale, New Haven, E.E.U.U) ; Fac Simile publié par Gottfried Weber du canon « Difficile lectu mihi » K. 559 © Images libres de droit

(Visited 960 times, 1 visits today)