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Der Freischütz à Zurich, un rire salvateur

Quand l'esprit de sérieux fait des excès, l'humour est une arme précieuse ; c'est celle du metteur en scène .


Peut-on mettre en scène le vénérable Freischütz aujourd'hui ? On ne peut plus le faire aujourd'hui avec l'innocence du premier degré : non seulement le risque de ressembler à une retransmission de fête folklorique à la télévision régionale allemande est trop grand, mais ce que dit l'œuvre, à commencer par sa vision implacablement patriarcale des femmes, n'est pas plus recevable que l'exaltation nationaliste du monologue de Sachs dans Les Maîtres-chanteurs. On peut choisir une perspective abstraite jouant du génie scénique pour éviter de se confronter au contenu de l'œuvre, comme dans le spectacle de la Cie 14:20 actuellement en tournée. Ce n'est heureusement pas le choix de la production zurichoise.

est une star du théâtre allemand, mais il est étrangement un parfait inconnu sur les scènes françaises. Il suffit de regarder quelques images pour se faire une idée de son style : les couleurs criardes et les décors façon plastique sont toujours là, l'humour très physique qui prend ses aises sans scrupules avec le bon goût aussi – si un gag marche une fois, pourquoi ne pas le répéter jusqu'à ce qu'il redevienne drôle à force de ne plus l'être ? Mais décrire sa démarche artistique par ces simples éléments extérieurs, ce serait n'y rien comprendre : on rit beaucoup, et de bon cœur, dans les spectacles de , mais le rire y ouvre des abîmes.


Les premières scènes, celles de la fête populaire, sont un festival de couleurs et de costumes tous plus excentriques les uns que les autres. Vous voulez voir sur scène la saine et primitive vie traditionnelle de nos ancêtres ancrés dans la terre et le terroir ? Vous l'aurez, et même plus que vous ne l'auriez voulu. Il pousse de l'herbe sur les chapeaux fleuris des dames, Kuno a le visage couvert de poils du véritable homme des bois. Écrasés sous leurs costumes, pris dans les mouvements de la foule, prisonniers d'un corps qui ne sait qu'accomplir les rites qu'il subit, les voilà, nos glorieux et patriotiques ancêtres – le succès phénoménal de l'opéra à sa création n'a pas empêché certains contemporains de voir dans l'œuvre de Weber un « succédané de patrie » (Ludwig Börne), et c'est au fond ce mirage collectif qu'illustre le spectacle de Fritsch. Le chœur des chasseurs, rien moins que glorieux, peut faire penser aux éclopés que Jorge Lavelli avait mis sur scène dans le chœur Gloire immortelle de nos aïeux dans son Faust du Palais Garnier.

Le papier peint floral de la chambre d'Agathe se perd en un vortex, et si elle apparaît pour la dernière scène avec la couronne de fleurs prescrite, Fritsch en fait pour elle un carcan  ; le livret est suffisamment explicite en la matière pour qu'il ne soit pas besoin d'insister sur la réduction des femmes à un rôle de victimes ou de pieuses spectatrices, capables d'émotion et jamais d'action. La scène des jeunes filles est un festival d'humour gestuel, mais on se dit que cet humour est indispensable pour faire passer une scène aussi gênantes – la domestication du corps féminin est, fort heureusement, mise en échec par le jeu des chanteuses. Les corps, chez Fritsch, sont d'une maladresse congénitale, et c'est cela qui est drôle ; c'est aussi cela qui est tragique, parce que toute tentative de conquérir la liberté s'en trouve empêchée.

Le fil conducteur de ce Freischütz, c'est Samiel, en Méphisto d'opérette tout de rouge vêtu, de la tête aux pieds et jusqu'à la pointe de la queue. C'est autrement dit Florian Anderer, acteur de beaucoup de spectacles de Fritsch, dansant, trébuchant sur ladite queue, venant chercher les applaudissements à la fin des airs à la place des chanteurs, faisant à l'occasion l'acrobate. Quand un personnage évoque Dieu, il tombe en faiblesse, et ne cesse de commenter l'action avec toutes les ressources du clown : c'est irrésistible. Les chanteurs s'en donnent tout autant à cœur joie, et Christoph Fischesser aurait toute sa place dans un spectacle de théâtre parlé signé Fritsch ; fort heureusement, il a en outre la voix idéale de Kaspar, noire et expressive, les mots projetés comme des balles, sans oublier l'humour. est ici le parfait anti-héros, miné par l'échec, ce qui ne l'empêche pas de chanter le rôle avec toute la délicatesse voulue. La distribution féminine est un peu moins convaincante : Lydia Teuscher est une soubrette vive et prolixe, elle joue très bien, mais le personnage reste plus superficiel. Jaquelyn Wagner, elle, manque simplement de séduction vocale ; la voix est mince, sans chaleur, et elle peine à atteindre les élans émotionnels de ses airs, sans compter qu'elle n'est pas la plus investie dans la mise en scène. Bien sûr, le spectacle est une reprise (c'est Lise Davidsen qui chantait Agathe en 2016), et il n'est pas facile de se glisser dans un pareil spectacle, mais la force des personnages que sait créer Fritsch l'aurait certainement aidée à habiter son rôle. Dans la fosse, la direction d' n'est pas l'événement de la soirée : efficace et raisonnablement soignée, elle ne peut à aucun moment prétendre disputer l'attention du spectateur fasciné par la scène.

Crédits photographiques : © Hans Jörg Michel

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