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Voyages initiatiques avec Claude Vivier

Écouter la musique de est une expérience toujours renouvelée, tant le compositeur sait nous surprendre et nous embarquer vers l'inconnu. En témoignent les deux pièces de ce superbe concert monographique, écrites dans la même année 1977.


C'est qui est au piano pour interpréter Shiraz, la dernière des pièces composées par Vivier pour l'instrument, au retour de son voyage en Iran : une musique d'affects, d'une virtuosité hallucinante, que la pianiste prend littéralement « à bras le corps ». Une toccata furioso embrase tout le clavier dans un premier épisode incandescent, amorcé sur le geste du Klavierstück IX de Stockhausen : un même accord répété que Vivier fait voyager dans tous les registres. Cet accès de fureur une fois passée, la musique se fait plus transparente, laissant défiler les « images » : harmonies chatoyantes, hédonisme sonore auquel le compositeur ne nous a guère habitué, même si la tension de départ et le geste obsessionnel de l'accord pulsé viennent sans arrêt bousculer cette vision sublimée des jardins de Shiraz. La concentration et l'investissement physique de la pianiste sidèrent, l'énergie du son et la puissance résonnante de son instrument aussi.

Un dispositif de percussions résonnantes (séries de gongs, crotales, cloches tubes, bol tibétain, etc.) dominent le plateau dans Journal, une œuvre rare de Vivier, qui convoque un chœur – celui des Cris de Paris et son chef – quatre solistes et le percussionniste , membre, comme , de L'Instant donné. L'Ensemble dévoué à la musique d'aujourd'hui était sur cette même scène, il y a tout juste un an, pour l'opéra Kopernikus du même Vivier mis en scène par Peter Sellars. David Daurier en a réalisé un film qui était projeté ce soir en avant-concert.

Journal, écrit au retour d'un voyage à Bali est plus qu'un journal de bord ; c'est un véritable voyage initiatique en mode ritualisant, une réflexion sur la vie et la mort dont le compositeur, comme pour Kopernikus, écrit lui-même le livret. Hanté par l'image de la mère absente et de l'abandon, le texte mêle plusieurs langues, voire un langage inventé, et convoque une foule de personnages, « les forces de mon enfance », qu'invoquait Vivier, « ou mieux, celles que j'ai toujours voulu avoir » : Roméo et Juliette, Tristan et Isolde, Merlin l'Enchanteur, Bruder Jak ob ou encore Maïakovski, le poète russe qui se suicide à 36 ans… L'œuvre se scinde en quatre parties, Enfance, Amour, Mort et Après la mort. C'est la percussion qui rythme les étapes du rituel, Vivier en modifiant à mesure son registre et ses couleurs : les résonances du bol tibétain ouvrent la cérémonie. Côté voix, Vivier se soucie peu de la compréhension des paroles, s'attachant davantage aux variations du débit vocal, aux reliefs du texte (la voix parlée sur la trame chorale vibrante) et son aspect théâtral, source de fantaisie autant que de poésie. Amour débute sur la psalmodie des « moines bouddhistes » –  le chant diphonique affleure au sein des voix graves – scandée par un gong profond. « J'ai souvenance du miel de tes lèvres / du doux soleil de tes yeux / et des caresses de ta voix. / Où es-tu mon amour ? ». Vivier reste proche des inflexions de la voix, de l'incarnation des mots prononcés. « Stop ! », écrit-il sur le livret, lorsque l'exaltation est à son comble, avant l'étrange mélopée des deux solistes féminines – sensuelles Amandine Trenc et – et le grand recitativo choral, superbement restitué par : « Demeurons éternellement enlacés à l'ombre des arbres cosmiques ». Les cloches tubes et les sonnailles confèrent la lumière spéciale de Mort qui emprunte les mots du Requiem, avec ce sentiment prémonitoire d'une fin annoncée : « je vais au pays où les brebis chantent des cantiques merveilleux », nous dit Vivier. La dernière partie, plus courte, ramène la sonorité apaisée du bol tibétain, exaltant le thème de la lumière et des constellations étoilées à travers les lignes flexibles des voix de femmes. Les dernières minutes sont saisissantes de beauté, qui inscrivent le parlé-chanté des deux solistes masculins – et – sur la texture transparente et mouvante des voix du chœur dont , toujours exemplaire dans sa direction, exige la plus grande finesse.

Crédit photographique : © Jean Billard

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