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Zabou Breitman sauve Poil de Carotte à Montpellier

Le chef-d'oeuvre de Jules Renard fait son entrée à l'opéra. Mis en musique par et en scène par , ce conte musical est une réussite.

Il fallait « en vouloir » pour parvenir à se rendre à l'Opéra Comédie dans la France agitée de cet étrange Noël 2019. La veille, sans crier « gare », les spectateurs lyonnais, déjà assis dans leur fauteuil, avaient été privés du Roi Carotte : qu'allait-il en être de cette autre Carotte lyrique ? Le suspense a atteint son acmé à l'apparition, à quelques secondes du lever de rideau tant attendu, de quatre représentants syndicaux de la maison montpelliéraine. Entre invectives décomplexées et applaudissements solidaires, ils ont courageusement exprimé leurs revendications avant de laisser le rideau se lever.

« Papa… je n'aime plus maman. – Et moi, crois-tu donc que je l'aime ? » Ce terrible dialogue entre un père et son fils clôt en Deus ex machina le roman culte de Jules Renard. Le « Conte musical » présenté à Montpellier conserve une pleine moitié des quarante-huit tableaux à la pointe sèche (voir le cinglant « Tout le monde ne peut pas être orphelin ») qui composent le livre. Le livret, dû à , conserve les phrases cultes d'un livre indémodable, soufflant de cruauté : le si drôle « Agathe, il vous pousse une branche ? », le vipérin « Vous voilà vieille, ma pauvre vieille ! »… Quant à la partition, elle fonctionne comme une comédie musicale : dialogues parlés empruntés à Renard et numéros musicaux versifiés par Franck Thomas.

, familier des oreilles cinéphiles, compositeur de René l'énervé,  la comédie sarkozienne de Jean-Michel Ribes, et inconditionnel de l'œuvre de Jules Renard, met son indéniable métier au service de Poil de Carotte qu'il dote, dès l'Ouverture, d'une délicate mélancolie. Son langage musical, entre Kurt Weill et Bruno Coulais, parle aux enfants comme à ceux qui le furent, et s'accorde bien à la concision des différents tableaux. , subtile actrice, réalisatrice de talent, metteuse en scène à ce jour d'un opéra, opte elle aussi pour un rythme cinématographique et son spectacle, léger de touche autant que lourd de sens, voit l'inspiration de ses 90 minutes filer jusqu'à un finale joliment rédempteur : Poil de Carotte sur la scène nue, enfin seul, libéré de sa famille, veillé par un astre devenu lointain, semble se métamorphoser en un autre héros de la littérature mondiale, le Petit Prince.

La première vision qui ouvre le beau livre d'images relié par Zabou Breitman est celle d'un champ de Poil de Carotte poussés du sol et dont n'émerge que des tignasses rousses plantées sur un plancher mouvant qui s'élève poétiquement vers le fond du plateau : une vague de lattes dont les replis seront parfois utilisés par les personnages à la manière d'un castelet de marionnettes. Le premier plan, posé de guingois, est dédié à différents travellings mobiliers : lit, table, clapier, âtre… Dans ce décor poétiquement arraché à la pesanteur du prosaïsme, des costumes sombres rappellent l'année de la parution du roman (1894) et disent la ténébreuse histoire de l'enfance écartelée par le désamour, celle, autobiographique, du petit Jules, enfant roux lui aussi, blondissant progressivement, raconta-t-il plus tard, à l'arrivée de la bonté dans son existence ! Les tableaux se succèdent (superbe Jour de l'an avec sa longue chute de neige) dans le cadre fixé, au propre comme au figuré, par la merveilleuse scène introductive chorégraphiée, intitulée Les Lepic, qui  montre la dysfonctionnelle famille préoccupée de fixer sur pellicule chacun de ses membres. En bande organisée, elle écarte l'enfant roux du cliché, l'incitant à glisser à son tour vers une certaine barbarie.

Poil de Carotte n'est pas seul, secondé par une vingtaine de clones fournis par Opéra Junior, pour lesquels Wagner a composé certains des moments les plus réussis de sa partition. Tous font merveille en chœur antique comme en manutentionnaires affairés autour de leur mentor. Quelques voix lyriques caractérisent les rôles secondaires : en Grand frère Félix, en Sœur Ernestine, en Mathilde, en Agathe et en Aveugle. En thénardière de la maltraitance infantile, Madame Lepic échoit à , qui en offre un portrait plus nuancé que celui auquel on se préparait, et le « lâche » Monsieur Lepic à un comédien qu'on est heureux de retrouver, . Ces deux acteurs sont aussi des chanteurs. La sonorisation pour tous ainsi qu'une trop grande vélocité de diction pour certains, peut-être imputable à la fébrilité d'une première, ne rendent pas justice à tous les mots de Renard. Réserve qui épargne la voix bien projetée d', sensible et joueuse, ultra-crédible en Poil de Carotte.

Auréolé de sa récente mention spéciale au dernier Concours de jeunes chefs d'orchestre à Besançon, se révèle en accompagnateur sensible. L'ironie mordante et le lyrisme prégnant de la partition sont bien rendus par l' (en petite formation) notamment au moment de La trompette (avec son cornet à pistons invité sur scène) et plus encore au moment du renvoi d'Honorine, où Zabou Breitman jette un regard de compassion puissant, appuyée par une immense, sur le serpent de mer de la misère sociale.

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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