- ResMusica - https://www.resmusica.com -

L’intégrale des enregistrements de Wilhelm Backhaus pour Decca

Decca publie « son » intégrale des enregistrements de , nous léguant plus de trente-sept heures de musique nouvellement remasterisée à partir de sources originales. Une réussite partielle, qui suscite des impressions mitigées. 

Ce coffret réunit des enregistrements réalisés à partir de 1950, avait alors soixante-six ans, jusqu'à son décès dix-neuf ans plus tard. Les années 1950 étaient une époque révolutionnaire dans l'histoire de la phonographie, marquée par l'apparition de la bande magnétique, puis de la stéréophonie. C'est pour cette raison que Decca fit graver les sonates pour piano de Beethoven deux fois par l'artiste : d'abord entre 1950 et 1953 en mono, puis, entre 1958 et 1969, en stéréo. Il paraît qu'au début, cette deuxième série de sessions d'enregistrements n'avait pas été prévue comme une intégrale, et que l'idée de graver la totalité des sonates fut développée au fur et à mesure, en fonction de la disponibilité du pianiste. Il en a réenregistré la totalité sauf malheureusement la « Hammerklavier ». Pour cette dernière œuvre, Backhaus fut probablement son meilleur interprète au XXe siècle, ce dont témoigne une prestation qu'il proposa en concert public en décembre 1953. Ce n'est qu'en présence de son auditoire qu'il déployait pleinement son talent. On le perçoit bien dans ce coffret, dans le récital donné au Carnegie Hall le 30 mars 1954. Difficile de rester indifférent face à ce jeu monumental, grandiose et d'une transparence des textures exemplaire. Dans les Sonates pour piano n° 8, n° 17, n° 25, n° 26 et n° 32 de Beethoven, Backhaus semble porté par l'élan et la fièvre qui accompagnaient le maître de Bonn lors de l'élaboration de ces pages. Il les exécute avec autant d'énergie que de zèle, autant de fraîcheur que de spontanéité, tout en impressionnant par l'élégance et la richesse des couleurs. En revanche, pour les mêmes partitions abordées au studio – que ce soit en mono ou en stéréo –, le côté humain de son jeu semble se dissiper sous le lourd fardeau du souci de la perfection technique.

Le même souci d'excellence concerne l'interprétation des cinq Concertos pour piano de Beethoven, gravée en 1958-1959 avec l' sous la direction de . y est au sommet de son art : majestueux, comme sculpté dans le marbre, viril, clair, mais aussi empli de finesse dans le toucher, d'humour et d'une cohérence narrative indéniable. Dans le Concerto pour piano n° 3, le soliste ne manque pas de surprendre par quelques prises de tempo inhabituelles, comme l'accelerando au début du finale. De plus, il déconcerte dans le premier mouvement par le choix de la cadence, de (identique à celle jouée par Bruno-Leonardo Gelber). En réalité, ceci n'est pas très étonnant car Reinecke a vécu durant de nombreuses années dans la ville de naissance de Backhaus, Leipzig, et il est fort probable qu'ils se soient croisés quand le pianiste était enfant.

Ensuite, dans le Concerto pour piano n° 1 de Brahms dirigé par , Backhaus fait jaillir de son piano des étincelles, il brille et chante avec autant d'ardeur que de grâce. À l'inverse de nos attentes et au détriment de la majesté recommandée dans le premier mouvement Maestoso de la partition, les tempi assez allants prodiguent une intensité rare. Le Concerto pour piano n° 2 de Brahms en mono, dirigé par , souffre, pour les reports, de manque de registre grave dans la partie de piano, perceptible notamment dans l'Allegro appassionato.

Pour les Sonates pour piano et violoncelle de Brahms abordées en compagnie de , nous avons affaire à une exécution mettant en exergue leur lyrisme extraverti, qui ne suffit pas à restituer le feu interne de ces pages. Les pièces extraites des opus 76, 79 et 116-119, gravées en stéréo, sont monolithiques : Backhaus y fait preuve de son intelligence musicale, voilée toutefois, par instants, par la sécheresse et l'immobilité du mouvement.

Les œuvres de Chopin sont interprétées avec panache, mais d'une façon assez raide, sans le rubato propre à Chopin, un rubato inspiré notamment par le bel canto d'un Bellini que le compositeur polonais chérissait tant. Ainsi, cette musique semble dénuée de son sens premier : l'impact émotionnel sur l'auditeur.

Les Moments musicaux de Schubert sont noyés dans la lourdeur de certains accords et d'une articulation peu sophistiquée. Les Schumann manquent d'énergie aussi, tout en gardant leur poésie et leur mystère.

À contrario, le disque Mozart est appréciable dans toute son étendue. La Fantaisie en ut mineur K. 475 est vibrante de désespoir, de frénésie et de violence contenue, ponctuée, çà et là, par l'ineffable douceur du cantabile. Les sonates impressionnent par la limpidité du toucher, une articulation perlée du pianiste, son sens de la forme et de l'élégance. Dans le Concerto pour piano n° 27 dirigé par , on admire la sérénité et la suavité d'un discours qui, sans rapidité excessive de tempo, met en lumière quelques beaux détails de cette partition, tant pour la partie soliste que pour l'accompagnement orchestral. Il en va de même pour les Haydn (enregistrés en stéréo) où Backhaus combine profondeur et équilibre, entre finesse et virtuosité.

Les pages de Bach sont, sous les doigts de Backhaus, comme une prière portée par la ferveur et l'enthousiasme, dans une exaltation mesurée s'appuyant sur la simplicité des phrasés.

Le dernier récital du maître fut enregistré les 26 et 28 juin 1969, soit une semaine avant son décès. Il avait déjà plus de quatre-vingt-cinq ans, et ses doigts ne lui obéissaient plus comme avant. Cependant, quel clarté et vigueur dans la Sonate pour piano n° 21 de Beethoven, ponctuée d'un dialogue captivant entre la main gauche et la main droite. Puis, on savoure, dans les Moments musicaux de Schubert, un jeu marqué de spontanéité, embelli par la légèreté du toucher et la fluidité du geste. Enfin, prêtons l'oreille à la Sonate pour piano n° 11 de Mozart. Dans cette interprétation, c'est un monument dont les accents s'imprègnent de la pureté du chant, de traits olympiens et d'une note de nostalgie accompagnée d'une relative lenteur du mouvement dans l'Andante grazioso et le Menuetto. Quelle respiration pourtant et quel magnifique jeu d'atmosphères et de couleurs ! Enfin, quelles vivacité et élégance dans le Rondo alla Turca – Allegretto. La lecture de la Sonate pour piano n° 18 de Beethoven, faisant rimer dévouement avec distinction, est interrompue avant le Presto con fuoco final… Le soliste n'a plus la force de la jouer jusqu'au bout ! Cet émouvant témoignage montre que Backhaus resta musicien jusqu'aux dernières heures de sa vie.

Le coffret est recommandable aux aficionados du grand piano. À se procurer sans hésitation, bien que tout ne soit pas parfait.

(Visited 1 861 times, 1 visits today)