- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Jalons de l’enregistrement pianistique, un deuxième volume d’inédits

Avec ce deuxième volet de la série de grands enregistrements pianistiques partiellement inédits, le label Marston Records nous propose des pépites qui méritent l'attention mais dont quelques-unes seulement sont vraiment exceptionnelles.

Ce second volume est, à l'instar du précédent, un mélange de diverses gravures sans liens particuliers entre elles, s'échelonnant, cette fois-ci, sur la période de 1912 à 1955, et dont la qualité de la prise de son est variable. Il s'agit d'un temps pendant lequel les techniques d'enregistrement comme l'interprétation elle-même subirent des changements considérables. Dans cette sélection, Marston Records nous laisse entendre au total onze pianistes dont neuf sont nés au XIXe siècle, entre 1858 et 1894, et deux seulement au XXe siècle, en 1912 et en 1915. Toute cette période, environ jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, se déroula sous le signe d'individualités plus ou moins marquantes, pour lesquelles le souci de la perfection technique conjuguée à la fidélité au texte de la partition n'était pas une fin en soi, et dont l'indépendance musicale trouvait sa base dans le fait que, primo, au temps de leur jeunesse, il n'existait pas encore de références discographiques et, secundo, parce que les importantes écoles de piano dont ils étaient issus – développées par les pédagogues les plus réputés, comme ou Teodor Leszetycki – jouissaient alors d'un plein épanouissement, en privilégiant la relation maître-étudiant.

Le répertoire figurant sur ce double disque nous montre les tendances de l'époque, concernant l'arrangement des pièces déjà existantes, la mise en valeur de leur côté virtuose, ainsi que l'improvisation sur des motifs déjà connus, comme notamment  abordant au piano seul, avec brio, sa composition Scotch Strathspey and Reel dont la substance mélodique puise sa source dans Drunken Sailor, un chant de marins en langue anglaise basé sur un air traditionnel irlandais.

Parmi les morceaux proposés, on trouve des pages qui mériteraient d'être à l'affiche plus souvent qu'elles ne le sont aujourd'hui, comme l'Étude transcendante en si mineur « Lezginka » op. 11 n° 10 de donnée par Reah Sadowsky ou la Pasquinade (Caprice) op. 59 de dans une sublime lecture menée par Frank La Forge. Fait curieux, cet album offre également le mouvement initial de la Sonate pour piano n° 14 de Beethoven présenté sur un piano-forte historique (de 1799) par Arnold Dolmetsch, né en 1858. Cette gravure d'environ 1933 est probablement le premier enregistrement sur ce type d'instrument de l'Histoire.

Par leurs prestations, quatre pianistes forcent ici particulièrement notre admiration : , , et . Le premier d'entre eux joue à deux reprises la Rhapsodie hongroise n° 2 de avec ses propres modifications textuelles. Si la gravure postérieure, réalisée le 16 avril 1930 à Berlin pour Ultraphon, nous est connue grâce à l'album édité par APR (réunissant la totalité des enregistrements studio de Rosenthal soigneusement repiqués par Ward Marston), celle du 11 février 1929, faite lors de l'émission radiophonique initiale de l'Edison Hour, demeurait jusqu'alors oubliée. On ignore si le public y était présent ou pas. Ces deux exécutions, sensiblement différentes l'une de l'autre, démontrent que Rosenthal était, comme l'a remarqué son compatriote polono-américain Josef Hofmann, l'un des plus adroits techniciens de tous les temps. Nous y distinguons une formidable plasticité de la ligne mélodique, un sens de l'architecture et de la continuité du discours (débordant de spontanéité autant que consciencieusement pensé), une éloquence et une intelligence qui n'excluent pas la simplicité. En outre, nous apprécions chez cet artiste, son élégance aristocratique associée à une scintillante virtuosité, une grande variété (et délicatesse) de ses nuances piano, une ampleur de respiration quasi aérienne, des répétitions de notes des plus légères. La suavité comme la fluidité des phrasés s'enchaînant en un tout cohérent. Rosenthal s'avère à la fois plus brillant et plus lyrique (et moins « mordant ») que György Cziffra qu'on cite souvent comme référence dans cette œuvre.

Parmi les interprétations données par , nous trouvons huit miniatures gravées entre 1929 et 1944, dont Cançons i danses n° 1-4 et n° 6, ainsi que sa propre version, comme improvisée, de la Valse en la mineur op. 34 n° 2 de . Le toucher de Mompou subjugue par son caractère dématérialisé voire magique, nous faisant percevoir les innombrables subtilités de ton baignées dans un doux balancement des phrasés.

À l'inverse, le jeu d' impressionne par la puissance expressive et les contrastes qui en résultent, alliant délicatesse du toucher et bravoure. Si la prise de son dans la Polonaise en la bémol majeur op. 53, enregistrée à Londres le 28 février 1933, est de bonne qualité, celle des autres gravures signées Friedman, réalisées à Tokyo le 8 octobre 1933, est épouvantable. Notons encore que dans la Mazurka en si bémol majeur op. 7 n° 1 de Chopin, Friedman se rapproche, par la mise en valeur des accents forts, des origines populaires de cette danse stylisée empreinte d'enjouement et de frivolité. Avec cette démarche, il fut vraisemblablement le plus authentique interprète des mazurkas de Chopin.

Un autre pianiste légendaire, , se montre un musicien accompli dans le Concerto pour piano n° 1 en si bémol mineur op. 23 de , dont il nous livre une lecture aussi lyrique qu'analytique, à la fois poétique et flamboyante, chantante et concentrée sur les détails de couleurs et de tempo. Cet enregistrement public du 25 février 1955 permet de savourer de nombreuses nuances dynamiques, surtout des pianos limpides et étincelants, autant qu'il nous démontre à quel point l'interprétation de cette partition fut à l'époque marquée par Vladimir Horowitz. Sous la baguette raffinée de dirigeant le , le deuxième mouvement, Andantino semplice-Prestissimo-Tempo I, est un moment féerique, comme improvisé, nous plongeant dans des ambiances éthérées oscillant entre mélancolie et divertissement. Dans le finale, , aussi lumineux qu'expressif, n'hésite pas à prendre des risques dans les passages pianistiquement « peu commodes », et ce, parfois au détriment de la précision.

Avec les joyaux évoqués ci-dessus, ce double disque de Marston Records comblera les aficionados de l'ancienne école de piano. Les reports assurés par Ward Marston et J. Richard Harris ne déçoivent pas. Le texte de présentation de est passionnant.

(Visited 481 times, 1 visits today)