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Le festival Musica maintient le cap du changement

Pour son deuxième week-end, marqué par la naissance d'un Mini Musica à destination du jeune public, par l'interprétation d'œuvres-phares de Ryoji Ikeda et de Julius Eastman et par une nouvelle production de l'Encyclopédie de la parole de au Théâtre National de Strasbourg, le continue d'ajuster le costume tout neuf qu'il a revêtu l'année dernière au moment de l'arrivée de Stéphane Roth, son nouveau directeur.


Ryoji Ikeda qualifie Superposition (2012) de « symphonie », tant s'y déploient tous les gestes que l'artiste a développés depuis les années 90, reposant sur un travail très fin de la vidéo en relation étroite avec la musique, principalement électronique, mais réalisée ici aussi par deux performeurs au centre d'un dispositif impressionnant de vingt-deux écrans. Les cuts, les chocs violents entre continuité et discontinuité, les textures rythmiques complexes et les accidents sonores peuplent cette œuvre immersive, inspirée des formules mathématiques de la physique quantique, qui donne également à réfléchir sur la science et ses conséquences et sur la profusion d'images et d'informations dans laquelle se noie l'humanité. Elle alterne séquences purement électroniques et performances des percussionnistes et , dont les gestes sont projetés à l'écran et mêlés aux images diverses. Leur première intervention consiste en une mécanique impressionnante tapée en morse au télégraphe, imprimant des messages à forte symbolique à l'écran. Ils jouent ensuite de battements acoustiques entre différents diapasons, tapent en rythme sur des claviers et étalent aléatoirement des billes sur des damiers. Le contraste est toujours grand entre leurs actions reposant sur des principes rudimentaires et le déploiement technologique qui les environne. Partant de l'esthétique noir et blanc chère à Ikeda pour aller jusqu'à la profusion de couleurs, d'un monde mécanisé binaire et inhumain jusqu'aux images vivantes d'animations satellite, l'œuvre s'achève dans une dernière séquence machinique et violente, dont l'atmosphère semble plutôt pessimiste.

Mini Musica est une première, et c'est une initiative heureuse. Familiariser le public de demain aux musiques de création et au répertoire contemporain est une mission fondamentale, et c'est avec des programmes et des interprètes de qualité que le festival s'y attèle pendant quatre jours, mais aussi au travers d'installations sonores et d'ateliers spécifiques à découvrir dans un village aménagé à l'École Saint-Thomas. Durant le spectacle onirique Mon navire à la mer, ouvert aux tout petits, dans un heureux jeu des regards, les enfants ne perdent pas une miette du déroulé pendant que les parents attendris les observent dans leur découverte. La composition de Christophe Feldhandler, accompagnant aux percussions la voix d'Aurélie Maisonneuve, est parfaitement adaptée à cette appréhension du son et du concert, dans une atmosphère orientalisante bleutée, soulignée par un jeu d'éclairages bien sentis, un hors-temps calme et posé, une mini-piste de cirque et même un poisson rouge.

C'est pour le Mini Musica également que propose son récital de piano. Impérial, le musicien domine avec brio et évidence un programme bien conçu, qui plonge judicieusement dans les débuts de la modernité en s'articulant autour de trois pièces d', dont les premiers clusters historiques débutent le concert (The Tides of Manaunaum), jusqu'à deux œuvres récentes de (Prélude de 2007, et Ballade de 2005). Les Valses nobles et sentimentales de Maurice Ravel et la Jazz Sonata de complètent une performance sans faille, à laquelle il manque probablement un volet pédagogique, quelques anecdotes et mises en situation destinés aux nombreux enfants présents dans la salle. Latchoumia a joué son récital comme un concert habituel devant un public pourtant extraordinaire.

La conception des mini récitals des musiciennes du Trio Salzedo est tout autre. Le son magnifique de la violoncelliste est parfaitement accordé avec la très belle acoustique de la salle de musique de l'École Saint-Thomas. Avec beaucoup de pédagogie et une interprétation chaleureuse, la musicienne expose l'histoire du violoncelle, elle plonge les jeunes auditeurs dans les origines de l'instrument, puis les fait passer par la Suite n° 3 de Jean-Sébastien Bach, le Caprice n° 7 de Carlo Alfredo Viotti et termine avec virtuosité sur une Sonate pour violoncelle seul de jeunesse de , situant chaque œuvre dans le temps par des récits bien choisis. Un petit dépassement d'horaire est immédiatement sanctionné par l'agitation bien naturelle du jeune public, qui a lui aussi ses exigences. La flûtiste Marine Perez, arpente Syrinx de Claude Debussy, la Sonate en la mineur de Carl Philipp Emanuel Bach, l'Incantation d' jusqu'à la création mondiale de Per se de Riccardo Nillni. Tout aussi pédagogique et enthousiaste, elle captive son auditoire et gère l'équilibre entre parole et musique, avec son quota de petites histoires et même d'exemples sonores illustrant la flûte contemporaine. Ce répertoire est parfaitement maîtrisé, jusqu'aux chuchotements, halètements, respirations, excitations, enroulements et envolées de la pièce de Nillni, dans laquelle la flûte devient une véritable excroissance organique de la musicienne.

La musicalité des mots et des langues enregistrés dans toutes sortes de situations est-elle capable de remplacer la présence d'acteurs sur scène ? C'est le pari que prend pour son dernier opus tiré de l'Encyclopédie de la parole, la Suite n° 4, écrite en collaboration avec Pierre-Yves Macé et Sébastien Roux, respectivement pour les compositions instrumentale et électroacoustique. Spatialisés dans l'espace du TNS, sur scène et tout autour du public, ces petits bouts de vie s'animent, depuis la scène du spectre d'Hamlet jusqu'au testament audio d'une révolutionnaire mexicaine sur son lit de mort. Peu à peu, le groupe de sept musiciens de l' apparaît sur scène, et accompagne, souligne, enrichit, met en lumière et donne la réplique à ces documents sonores. Il s'agence entre groupe de rock, jazz band et ensemble de chambre par la variété de ses sonorités (guitare électrique, mandoline et banjo de Primož Sukič, contrebasse et basse électrique d'Hugo Abraham, percussions de Tom De Cock, viole de gambe d'Eva Reiter, synthétiseur de , accordéon de Luca Piovesan et flûtes de Chryssi Dimitriou). La synchronisation est parfaite, le travail est impressionnant de précision et de raffinement, parfois proprement madrigalesque. Le ballet orchestré des sous-titres à la typographie évolutive, projetés au-devant sur un écran transparent et sur le fond de scène, ajoute une troisième voix de polyphonie à l'ensemble. Tout, jusqu'à l'évolution de la lumière, qui part de teintes bleutées et floues d'où émergent les musiciens encore invisibles pour aller vers des ocres chaleureux au fil du spectacle, concourt à un cheminement bien conçu. L'émotion surgit naturellement de la musicalité et de la familiarité des voix dans plus de vingt langues : visite guidée, cris de berger, publicité, consignes à l'orchestre par le chef Ernest Ansermet, chanson d'enfant, jeu de loterie, film pornographique, séance de spiritisme, querelle de voisinage, syllabes de « mots vides » de John Cage sur lesquelles danse avec énergie , seul en scène, délaissant ses compagnons de musique pour un instant avant la conclusion de la soirée. Le seul écueil de ce spectacle est peut-être sa durée, car il devient difficile au bout d'un moment de trouver une cohérence scénique ou sémantique à cette mosaïque infinie de mots qui nous submergent. La question est alors de savoir s'il faut s'accrocher ou se laisser aller, quitte à lâcher le fil.

La question ne se pose pas avec Feminine de Julius Eastman, magnifiquement interprété par l' et l'AUM grand ensemble dans la salle de concert de la Cité de la musique, où le public est clairement invité à se laisser bercer par les répétitions extatiques. Comme un mantra, une formule rythmique à 13 temps s'étire sur deux simples hauteurs pendant plus d'une heure, pattern immuable joué avec discipline par , imperturbable au vibraphone, accompagné aux grelots par un qui semble en transe. La texture se modifie continuellement au fil des interventions des onze autres musiciens aux vents, claviers, piano, violon, chant, en se densifiant, se décalant, s'énergisant, s'adoucissant. Ces vagues successives resteront longtemps dans la tête des auditeurs, bien après les applaudissements très fournis qui leur sont réservés.

Crédits photographiques : Superposition © Kazuo Fukunaga-Courtesy Of Kyoto Experiment ; © Christophe Urbain ; © Marion Bizet

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