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Les fantastiques danses danubiennes d’Alexandre Kantorow

Aux frontières extrêmes du romantisme, ce programme d'une veine magyare et d'une virtuosité « romanesque », associant Brahms, Bartók et Liszt, apparaît comme l'un des grands disques de l'année. 

Dès les premières mesures de la Rhapsodie en si mineur de , la liberté de ton, l'appropriation du temps musical s'imposent avec évidence. Les changements de registres captivent par leur perfection, entre l'évocation d'un choral – un choral d'orgue transfiguré dans les cimes -, avant que la puissance ne redevienne terrienne, comme si l'auditeur se trouvait projeté dans un gouffre. Cette Rhapsodie est une musique qu' ressent instinctivement et avec une maturité saisissante.

Il maîtrise tout autant les paramètres de la version “longue” de la Rhapsodie de , qui allait être, par la suite, orchestrée. Le son est plein jusque dans la décantation du matériau qui paraît étrangement contemporain (1905). Passionnante approche qui éloigne l'œuvre des interprètes hongrois dont, souvent, la conception plus « sèche » de la partition exalte avec rudesse, le souvenir terrien du Verbunkos et celui de la Csárdás lisztienne. Dans la seconde partie de la Rhapsodie, s'engage au risque de perdre le contrôle, offrant ainsi le frisson d'une narration proprement démoniaque. Peut-être est-il encore plus difficile de préserver la tension en studio, lorsque le public ne porte pas cette ivresse…

La Rhapsodie hongroise n° 11 de répond, en miroir, à la Rhapsodie de Bartók. Jouée quasi-improvisato, elle se balance, tout d'abord, dans une fausse nonchalance, avant que les tensions ne cessent de resserrer la respiration. Les références sont multiples dans cette musique de bravoure. Ce sont les interprètes les plus imaginatifs que l'on garde en mémoire, ceux capables d'aller à l'extrême limite non point tant de leur virtuosité, mais de l'idée que l'on se fait de l'épopée. Alfred Cortot (à cinq reprises !), Samson François et Georges Cziffra, évidemment. étire ce sillon historique.

La Deuxième Sonate de Brahms est magistralement aboutie. Les mains, tout d'abord, « orchestrent » comme si l'interprète assurait la direction de pupitres imaginaires. Cela procure une forme de jouissance sonore que l'on n'a pas rencontrée au disque à ce niveau de qualité (la prise de son SACD est exemplaire). L'expression de l'exaltation, ensuite, aux frontières de la panique, mais aussi le caractère sauvage et rigoureux à la fois : tout cela rend l'œuvre prophétique. Prophétique, car l'écriture de Brahms surgit avec une densité et dans un souffle de liberté, comparables aux cycles de Schumann, à la Sonate en si mineur de Liszt, aux harmonies wagnériennes. Quelle ironie quand on sait à quel point, Liszt et Brahms, Brahms et Wagner ne s'appréciaient guère ! Tout l'espace sonore est, ici, saturé par une polyphonie annonciatrice des symphonies à venir. Les variations du mouvement lent, cette sorte de Wanderer Phantasie sont d'un luxe inouï. La beauté et l'audace mêlées irriguent le scherzo dont la mélodie respire avec une projection sonore exceptionnelle et une dissociation raffinée des timbres, notamment dans l'imitation des cors qui traversent toute cette sicilienne. Le finale, enfin, surgit comme improvisé, d'une souplesse de toucher et d'une variété dynamique sans égal. Ce disque s'impose à chaque jalon et la Sonate de Brahms peut être considérée comme l'une des grandes références – sinon la référence moderne – de l'œuvre.

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