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Gérard Grisey in memoriam par l’Intercontemporain

Émotion et ferveur se ressentent dans le public comme sur le plateau lors de ce concert monographique, si rare dans les programmations, où l'Intercontemporain sous la direction de met à l'affiche trois œuvres du visionnaire , entre hommage funèbre et méditation sur le temps et sur la mort.

Ce sont trois pièces de la maturité du compositeur, disparu brutalement en novembre 1998, qui se succèdent dans cette soirée sans entracte et à quelques heures de l'application du couvre-feu.

Deux grosses caisses sont installées sur le devant de la scène, à cour et à jardin, pour l'exécution de Stèle, une pièce aussi courte que fulgurante écrite en 1995 in memoriam Dominique Troncin. L'œuvre s'amorce par du bruit blanc, frottant la peau de son instrument avec une brosse avant même l'arrivée de son partenaire : un phénomène bruité cher à Grisey pour capter l'écoute (ou faire en sorte qu'elle ne se relâche pas entre les mouvements) qu'il met à l'œuvre dans les deux autres partitions du programme. Deux voire trois temporalités se superposent dans Stèle, entre coups secs et scansion implacable à jardin, écho vibrant et résonance profonde à cour. L'effet est saisissant autant qu'indicible, qui trouvera son écho dans Quatre chants pour franchir le seuil. Stèle est la première manifestation de ce « vertige de la durée pure » auquel est convié ce soir le public. Œuvre d'envergure en trois mouvements, Vortex Temporum (Tourbillon de temps) pour piano et cinq instruments en est la seconde, une partition de la même année 1995 qui semble sonner différemment selon que l'œuvre est dirigée ou non.

Acmé des recherches de Grisey sur le timbre et sur le temps, l'œuvre réalise une torsion magistrale des deux dimensions, verticale (le spectre et son devenir) et horizontale (le temps et ses contractions et dilatations). La cadence hautement virtuose et désormais mythique à la fin du premier mouvement (dédié à l'ami ) en donne la pleine mesure, dans laquelle s'engage avec une énergie et une aisance sidérantes. Pour intégrer le piano dans son univers microtonal, Grisey modifie la hauteur de quatre notes du clavier accordées un quart de ton plus bas, déconstruisant lui aussi l'instrument de la tradition tout en questionnant le genre du concerto. Sublime, le deuxième mouvement, dédié à , est conduit par le piano en scansion d'accords, dans une temporalité très étirée où le charme des distorsions opère, invitant à une écoute immersive qui nous fait léviter. Chacun des mouvements est suivi d'un Interlude, ces interstices où les musiciens continuent de jouer, habitant le silence de « gestes-sons » quasi imperceptibles. Le dernier mouvement dédié à ramène l'onde tourbillonnante du début, anamorphose du célèbre trait des clarinette et flûte dans le « Lever du jour » de Daphnis et Chloé de Ravel. C'est une sorte de formule-mère soumise au processus de transformations/métamorphoses de la matière toujours en devenir chez le compositeur. Sous le geste magnétique de , la synthèse instrumentale opère, conférant à l'écriture sa plasticité et au timbre sa dimension inouïe.

Œuvre prémonitoire et d'autant plus saisissante, Quatre Chants pour franchir le seuil pour soprano et quinze instruments est une co-commande de la BBC et de l'EIC, terminée quelques mois avant la disparition du compositeur qui ne pourra l'entendre en concert. Elle participe d'un intérêt nouveau de Grisey pour la voix et son rapport au texte. Ils sont tous fragmentaires, puisés à diverses sources littéraires regardant vers les civilisations les plus lointaines (Grèce, Égypte, Mésopotamie). Étonnant est le dispositif instrumental prévu au côté de la voix de soprano : la famille des cinq saxophones, de la basse au soprano, deux tubas (souvent avec leur sourdine), clarinette basse et contrebasse… Trois sets de percussions très actifs, la grosse caisse de Stèle mais aussi les steel-drums dont Grisey aime l'effet de distorsion du son. Violon et flûte sont en première ligne, comme la chanteuse – l'Américaine – tandis que violoncelle et contrebasse prennent place entre les cuivres graves. Si l'on sent la soprano quelque peu tendue lors de la première partie (Mort de l'ange) dans la projection des mots isolés qui fragmentent le texte de Christian Guez Ricord, elle trouve la couleur et l'émission fragile qui conviennent à la deuxième partie, « La mort de la civilisation », épure de l'épure où le texte est réduit à des numéros d'archives (ceux des sarcophages égyptiens) lus par la chanteuse sur une formule ascendante et répétitive de la harpe et le « bourdon » des cuivres. Les quelques ruptures de ton plus dramatiques laissent s'épanouir une voix longue et richement colorée.

Celle qui s'exprime également dans le mouvements suivant, « La mort de la voix » d'après Érinna, une voix qui « s'épand dans l'ombre », prolongée par les « outrenoirs » des cuivres somptueux. Aux interludes (avant, entre et après les mouvements) déjà mentionnés dans Vortex temporum, Grisey ajoute un « faux interlude » entre les parties III et IV, une séquence musclée sur les timbales, grosse caisse et temple blocks pour introduire « La mort de l'humanité ». Cette dernière partie, s'inspirant de l'Épopée de Gilgamesh, s'ouvre sur les cris de la chanteuse : joute sonore flamboyante entre la soprano et l'ensemble instrumental dardant des couleurs d'Apocalypse. Annoncée par les sonorités filtrées du violon – à fleur d'émotion – la Berceuse nous fait quitter la terre sur les oscillations et motifs en boucles des cordes et flûte, les textures moirées du vibraphone et des steel-drums auxquels se joignent les sonneries (crotales) du rituel. Flexible et autonome, la voix de dessine de longues trajectoires du grave à l'aigu sur les mots vocalisés du texte : « comme un ange » aurait sans doute ajouter . Rarement l'œuvre aura sonné avec un tel raffinement des textures et une telle séduction du timbre.

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