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Lumineux lieder sans voix du pianiste Can Çakmur

Clé d'Or Resmusica en 2019 pour son premier album gravé par BIS Records à l'occasion de ses prestations lors du Concours Hamamatsu, au Japon, le jeune pianiste turc nous offre un nouvel enregistrement appariant Schubert et Liszt, tout aussi original et réussi.

Fluide et palpitant… C'est avec ces sensations que nous entrons dans le timbre d'une voix de baryton soumise à l'imaginaire du pianiste qui, à son tour, nous fait oublier les 88 touches de son clavier. Il joue comme un coloriste, passionné par la peinture et la littérature. Il ordonne sa propre conception des mélodies puisqu'il ne suit pas l'ordre habituel des interprètes vocaux (l'agencement de Liszt bouleversait déjà l'ordre connu). On ne sait d'ailleurs si avait prévu de réunir ces quatorze monuments en un cycle composé posthumement pour la bonne fortune des éditeurs et des chanteurs. C'est donc moins le mouvement d'ensemble et une volonté narrative globale qui séduisent dans l'interprétation du Chant du Cygne par , que la diversité des mondes clos qu'il fait siens. Le désespoir poétique est au-delà des révélations pianistiques lisztiennes.

Le livret rédigé par l'interprète nous donne quelques clés d'écoute. Elles révèlent une étude particulièrement approfondie des textes. Plus encore, un travail minutieux sur la vocalité de l'œuvre. Au point que cette lecture met en scène, avec une force rare, les rêves amoureux, les atmosphères lourdes de fantomatiques silhouettes, les joyeuses chevauchées. La pâte de Liszt s'estompe. Les vers de Rellstab, Heine et Seidl semblent danser devant l'imaginaire du clavier. C'est un Schubert à la fois savant et populaire, subtil et sanguin qui nous est offert. L'interprète refuse toute épure du texte, tout assèchement de sa verve romantique. Bien au contraire, il orchestre ces pages avec une violence singulière : écoutez Der Atlas Abschied et Ständchen, ces lieder devenus si familiers surprennent par leur souffle si frais et élégant. Ils s'ajoutent à nos panthéons de bis schubertiens, aussi mémorables et envoûtants que ceux de Sofronitzky, Grinberg, Horowitz, Friedman, Perahia, Kissin… La gamme des couleurs jusque dans les modulations abruptes est saisissante.

Ce grand déploiement de beautés repose sur un clavier d'une saveur raffinée. Elle est à mettre au crédit du Shigeru – le « navire amiral » – de la firme Kawai, superbement réglé. Ajoutons aussi la prise de son, d'une définition et d'une qualité de spatialisation qui méritent tous les éloges.

Les Quatre Valses oubliées sont de la même eau. , qui a revêtu la soutane, se souvient de ses succès de pianiste adulé, inventeur du récital moderne, et dont les doigts se chargent, au soir de sa vie, d'amertume. L'évolution de l'harmonie de ses dernières compositions teinte ces pages énigmatiques, inachevées par principe, squelettes mobiles auxquels impose une allure rhapsodique. Elle ne fait qu'ajouter le charme au mystère de ces babillages sans fin… Un disque magnifique.

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