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Second volet de l’intégrale Bartók par le Quatuor Jérusalem

S'atteler à un tel monument du répertoire chambriste du XXᵉ siècle n'est pas chose aisée. Pour son intégrale des Six Quatuors à cordes de , le a choisi d'opérer en deux temps. Lançant un premier CD en 2016 avec les numéros pairs (2, 4, 6), il finalise son projet en 2020 (1, 3, 5) dans la pleine maîtrise de ses moyens artistiques.

Autobiographique et en trois mouvements enchaînés, le Quatuor n° 1 de Bartók est le chant d'adieu du compositeur à la violoniste aimée Stefi Geyer, en même temps qu'un retour à la vie exprimé, comme chez Beethoven, dans un troisième mouvement d'allure fuguée. C'est la trame programmatique intérieure dont se nourrit l'écriture du quatuor. Le contrepoint est admirablement conduit par les quatre musiciens dans le Lento initial. Le vibrato soutenu reste parfaitement dosé, disparaissant dans les sonorités filtrées des aigus d'une beauté presque ravélienne sous les archets des Jérusalem. On apprécie la ductilité et la vitalité des lignes dans l'Allegretto où les pizzicati du violoncelle préfigurent les couleurs chostakoviennes ; l'intervention soliste du « cello » est somptueuse au terme du mouvement, comme celle du violon visant les aigus lumineux. La synergie et la précision des archets magnifient l'allure répétitive et circulaire des motifs dans l'Allegretto vivace joué avec élégance et un soin extrême accordé aux dynamiques ; avant le lancement du fugato rondement mené, expression d'une force nouvelle qui irradie les dernières pages.

Plus radical et abstrait dans son contenu, le Quatuor n° 3 (1927) est aussi le plus concentré, au niveau du matériau et de la durée. Bartók écrit le timbre, le geste et les allures du son, ramassant la forme en un seul mouvement qu'articulent quatre parties dont une coda. On sent le moins à l'aise dans cette musique intégrant de nouvelles techniques de jeu et un nuancier plus large de couleurs : les sons sur le chevalet (Prima parte) sont étranges et trop exogènes chez les Jérusalem et le geste percussif (Seconda parte) un rien retenu pour approcher cette « pulsion paysanne » que cherche Bartók. On préférera la version plus engagée des Diotima dans leur intégrale de 2019 chez Naïve.

Le Quatuor n° 5 (1934) dénoue les tensions, déploie la forme et épanouit la thématique dans un équilibre retrouvé et une synthèse supérieure du matériau populaire et de la facture savante. Comme dans le 4, Bartók organise les cinq mouvements du quatuor autour d'un axe central, ici le scherzo « Alla bulgarese ». Les Jérusalem en magnifient les couleurs, l'invention rythmique et le contrepoint ciselé, alliant la flexibilité du jeu et la séduction sonore. L'émission est délicate et le son raffiné dans l'Adagio molto dont les musiciens dessinent la forme en arche dans un temps long superbement habité. Bartók pousse plus avant l'exploration sonore dans l'Andante qui lui fait écho (quatrième mouvement) avec des ricochets d'archet, des « col legno » et autres staccatos glissés dont l'intégration dans le discours reste toujours problématique dans l'interprétation des Jérusalem. En revanche, leur Finale impressionne, où la puissance sonore déployée prend une envergure quasi orchestrale. Le jeu cursif et virtuose fait tourbillonner les motifs à l'envi. Fugato endiablé et lignes facétieuses jalonnent cette dernière partie pleine de vitalité, de fantaisie voire d'humour, si rare chez Bartók. Le résultat est éblouissant.

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