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L’intégrale des Lieder d’Erwin Schulhoff en première mondiale

Minimal en ce qui concerne le design de ses pochettes mais performant dans ses réalisations, le label bastille musique consacre un coffret de trois CD aux Lieder d'.

Proposant, quatre-vingt-quatorze pièces (y compris les fragments) composées de 1910 à 1937 et enregistrées en première mondiale, ce projet sollicite une poignée d'interprètes superbes au service d'un corpus vocal d'une richesse inépuisable.

Juif de langue allemande, est né à Prague et meurt de la tuberculose dans un camp d'internement de Bavière en 1942. Il a 48 ans. Totalement occultée jusqu'en 1988, son œuvre foisonnante est progressivement redécouverte grâce aux efforts du musicologue Walter Labhart et au violoniste Gidon Kremer. Ce n'est qu'en 2007 qu'on commence à s'intéresser à son corpus vocal qui sera édité par (le pianiste du coffret) et publié chez Schott. Chacun des disques de cet enregistrement délimite une période de composition, sachant que près de la moitié des Lieder date des années de jeunesse (1910-1915) de ce génial touche-à-tout, prolixe, avant-gardiste et politiquement engagé, qui regardera vers l'atonalisme de la Seconde école de Vienne, le jazz et le fond traditionnel de sa Bohême natale dont il fera chanter la langue.

1910 (il a 16 ans) est l'année des premiers Lieder chantant l'amour et la nature. Schulhoff est encore étudiant, au Conservatoire de Prague où il reçoit les conseils de Dvořák puis à Vienne et à Leipzig où il se perfectionne en tant que pianiste et suit les cours de composition de Max Reger et Stephan Krehl. Les 48 Lieder (ou fragments de Lieder) relativement courts du premier CD privilégient la voix de soprano et empruntent le plus souvent aux textes de poètes contemporains. Le piano y tient toujours une place importante, installant souvent dès le départ une figure qui va se répéter et un éclairage spécifique (Traum durch die Dämmerung). Inventive et pleine de spontanéité, la ligne vocale obéit quant à elle à la prosodie de la langue allemande, abordant tous les rivages affectifs, du rire à la langueur tristanesque (Sehnsucht). Le langage y est encore clairement tonal même si le chromatisme et une certaine liberté de syntaxe tendent parfois à une émancipation des lois tonales. Soprano straussienne, solaire et agile, sait allier la fraicheur de ton, l'élégance, l'humour et la théâtralité au côté d'un piano () toujours à l'écoute, soucieux d'équilibre sonore et de justesse d'expression.

La période de 1914 à 1934 (29 Lieder) couverte par le deuxième CD inclut les années de guerre durant laquelle Schulhoff est soldat dans l'armée autrichienne. Blessé et profondément révolté par ce qu'il a vécu, il s'engage dans le combat politique et adhère au parti communiste. Musicalement parlant, la manière post-romantique s'efface au profit d'influences diverses, comme celle de Debussy dont il devient pour un temps l'élève lors de son passage en France. Profondeur et élan mystique s'entendent dans Trois Lieder d'après des textes de Rosa Mystica d'Oscar Wilde où la ligne mélodique déclamée s'inscrit sur une partie de piano dont les accords parallèles et le profil de la gamme par ton trahissent l'influence française. Écrits pour voix de mezzo, ils sollicitent le timbre chaleureux et la voix longue de . Dans la même veine poétique et impressionniste, Cinq chants avec piano d'auteurs inconnus sont confiés à la soprano , évoquant parfois, par l'ampleur mélodique et leur mystère nocturne les Sieben frühe Lieder d'Alban Berg. Intervient également le baryton rayonnant de , sur un ton plus populaire et une veine théâtrale irrésistible (Lied an Sophie). Il chante ensuite un des cycles majeurs de Schulhoff intitulé 1917, douze Lieder de 1933 pour commémorer l'anniversaire de la révolution russe. Écrits pour voix de baryton et piano, ils font appel à des poètes allemands (Heinrich von Reder, Otto Erich Hartleben, Rudolf Fuchs, etc) ou tchèques traduits en allemand. Le cycle intégral ne sera créé qu'en 2016 à Hambourg. Entre vaillance (der arme Kunrad, lied des revolution), révolte (Ostrava) et violence (trauermarsch), parcourt cette fresque impressionnante sur le « réalisme socialiste » où prend part un piano accompagnateur musclé lui aussi. Sur le rythme pointé de la marche funèbre, le numéro 8 sollicite la Sprechstimme (chanté-parlé), rejoignant la mouvance expressionniste d'un Schoenberg. La voix est somptueuse, modulant son grain et sa couleur au fil des textes et au gré du verbe. Elle est également séductrice, légère et presque ténorisante (évoquant celle d'un Jonas Kaufmann) dans la « Chanson à boire » sur un poème de Rudolf Fuchs placée juste avant l'hymne en langue tchèque (1 Mai 1934) qui referme le CD.

Bien qu'il soit revenu dans son pays natal dès 1923, période où il se passionne pour le jazz qu'il joue au piano, ce n'est qu'en 1936 que Schulhoff se tourne vers le fond populaire de son pays, composant un cycle (le dernier en date) de 15 mélodies tchèques sous le titre de « Chants populaires et danses de Silésie » : chanson de marié, berceuse, récits strophiques. Si les mélodies sont simples, la partie de piano est plus sophistiquée, flirtant avec une atonalité libre, des rythmes et des harmonies jazz. La voix de la mezzo est souveraine, ronde et bien timbrée, exaltant toutes les couleurs d'une langue tchèque encore peu mise en musique. Trois mélodies font appel à un trio instrumental, flûte, alto et violoncelle, Schulhoff ramenant la Sprechstimme, en tchèque cette fois, dans Bettler, un Lied qui regarde vers le Pierrot lunaire. Cette intégrale se termine par deux foxtrot, seule allégeance au jazz, que Schulhoff, prudent, écrit sous un pseudonyme : élégance et mélodie suave confiée à la voix de baryton, celle de Begemann transfigurée, au côté du piano irréprochable de . La voix est parlée à la fin du couplet dans la tradition de la chanson de cabaret. Le second foxtrot est chanté à deux voix de soprano (avec ), une première fois en tchèque puis repris en langue allemande, avec une même énergie vitalisante.

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