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Elektra à Toulouse : éloge mesuré de la démesure

Une distribution et un orchestre hors-normes mais une Elektra presque classique : ainsi se clôt, à Toulouse, la très chaotique saison lyrique 2020/2021.

On aurait volontiers parié que « l'onde hurlante » Elektra (un succès d'estime à sa création en 1909, un triomphe estimé à Toulouse en 2021) semblait vraiment faite pour le chantre de la démesure qu'est . Et l'on aurait perdu. Pourtant ça démarre très fort : dès la première scène, pour notre plus grande jubilation, le metteur en scène applique sur son quintette de servantes (un effroyable chœur antique en folie) et sur la première apparition égarée de l'héroïne surgie du sol, la gestique emphatique héritée des premières heures du muet qui, aux Molières 2011, avait fait de certaine touchante ballade de Carla Bruni un sommet d'hilarité et de celui qui fut une des égéries d'Olivier Py un amuseur à suivre. Mais ça ne dure pas : on n'aura dès lors guère plus que des maquillages outranciers sur des yeux exorbités, de sporadiques mouvements de bras évoquant des mouettes sans boussole en guise de direction d'acteurs. Pour une Elektra d'aujourd'hui, le compte n'y est pas tout à fait.

En 2021, demande à la scénographie de Hernán Peñuela de grossir le trait du champ de fouilles archéologiques que Jean-Auvray avait déjà imaginé autour de Gwyneth Jones à Orange en 1991. Il y pose la fabuleuse distribution concoctée par Christophe Ghristi, dans l'écrin chatoyant (un parfait dialogue klimto-baconien entre Eros et Thanatos) d'une toile sensible au jeu d'orgues, en compagnie d'un nu démembré (un Agamemnon à la couronne royale cloutée aux allures de couronne d'épines), le tout imaginé par le peintre-sculpteur . Laissant deviner l'orchestre en arrière-plan, la toile gangrène de sang un plateau réduit à son seul proscenium s'avançant jusqu'au premier rang de spectateurs. D'impressionnants éclairages à la hache faisant passer la toile par tous les états du cercle chromatique y révèlent à chaque fois de nouveaux détails et participent eux aussi de cette vision outrancière particulièrement en phase avec une musique qui ne fait pas dans la confidence. Fau fait bien sûr son miel du rire démoniaque de Clytemnestre et, pour éviter les jalousies, en autorise un à Elektra. Certains moments sont remarquables (la mort de la mère enlaçant son fils en train de l'occire) quand d'autres frisent le déficit d'inspiration (la mort de l'amant obligé de se relever après avoir rendu l'âme, à seule fin d'évacuer le plateau). Ne pas « calmer le jeurompre les digues », alléchait jugeant certains de ses confrères trop timorés. Son Elektra rêvée nous aura semblé au final insuffisamment affranchie de ses devancières. On aurait été très preneur, en lieu et place de cette occasion scénique en demi-teinte, du défi qu'aurait constitué, via une direction d'acteurs au millimètre, l'ambition de faire de l'emphatique un système sur la durée.

Surtout avec de telles bêtes de scène ! Briseuse de digues en chef, est aujourd'hui la titulaire prodigieuse d'un rôle qu'elle investit et quitte avec une santé inentamée, celle-là même qui a certainement conduit Franck Beerman à l'option inédite d'une lecture dont les tempi imposants (on avoisine les deux heures sans même remarquer que la version toulousaine s'appuie sur une « orchestration réduite de la main du compositeur ») sont l'exact opposé des lectures haletantes de Karl Böhm. Ce discours sombrement puissant permet à l'héroïne de faire systématiquement exploser de rutilants aigus au moyen d'enivrantes consonnes (Frrreun, Orrreste,…). , Chrysotémis d'envergure, même si pas la plus lumineuse, tient la dragée haute à une sœur dont on l'imagine déjà prendre la place. rassemble les talents de son Isolde pour Sellars et de sa Lady Macbeth pour Tcherniakov au service d'une Clytemnestre d'anthologie. Elle est en outre la plus gâtée par la mise en scène (étonnante arrivée à l'intérieur d'une vierge de fer burtonienne) et surtout par qui a, pour son costume, taillé dans un des plus beaux rouges vus depuis longtemps, au contraire de celui d'Oreste qui donne l'impression d'avoir été découpé dans les rideaux défraîchis d'un salon à l'abandon. , déjà abandonné par son metteur en scène, ne méritait pas le lourd tombé de cette triste robe de chambre verte qui, tout en privant de la moindre flamboyance le héros tant attendu, offre le plus cruel contraste d'avec un timbre dont la profondeur abyssale, assez inédite elle aussi dans le rôle, dégage une émotion instantanée. « J'ai besoin d'un grand moment de calme » : Goerne, réalise dès les premiers accents, le vœu du compositeur qui savait qu'il était en train d'aller « à l'extrême limite de l'harmonie » comme « de la capacité d'audition des oreilles» (ce dont conviendront connaisseurs et néophytes de 2021 dont l'effarement commun était palpable à la sortie du Capitole). Les brèves interventions du chœur tombant du poulailler couronnent de façon grandiose une soirée au cours de laquelle le moindre petit rôle (de l'élégant jeune serviteur de au formidable Egisthe en clone d'Hérode de ), aura marqué le plateau de son empreinte à l'instar de venant apposer le sceau de son timbre tranchant sur un ensemble de servantes ahurissant où chacune semble s'être fait la tête de Michel Fau soi-même en diva emphatique.

Au final, le metteur en scène cède à l'heureuse idée de dynamiter le troisième mur, comme s'il voulait dévoiler l'identité de l'auteur du massacre. Sur la danse de mort de l'héroïne, la toile de s'abaisse (trop vite, à notre gré) et dévoile, au-delà du sanglant aréopage, l'Orchestre du Capitole. C'est bien lui le monstre qui aura conduit tous les protagonistes à la stupéfiante folie vengeresse imaginée par Hugo von Hofmannsthal et .

Crédits photographiques © Mirco Magliocca

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