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Échos aoûtiens du festival de l’été mosan

C'est un plaisir sans borne de retrouver cette année et pour sept week-ends consécutifs, le festival de l'été Mosan, en Belgique francophone, pour une programmation à la fois éclectique, raffiné, rare et exigeante.

A Biesmes, et aux prises avec une acoustique difficile

Cet été, le festival doit composer avec des conditions climatiques belges parfois apocalyptiques. Les organisateurs, à l'annonce de possibles pluies diluviennes, ne prennent ainsi aucun risque et transfèrent le récital de la cour du château de Biesmes en l'église Saint-Martin toute proche. Malheureusement, l'acoustique hyper réverbérée du lieu dessert considérablement les musiciens. La perspective presque trop sonore et parfois confuse du lieu corrompt le dialogue entre voix et clavier par un effet de « loupe » : non seulement, elle grossit démesurément les nuances les plus ténues de l'accompagnement, mais encore durcit considérablement le son du piano et « gerce » les aigus d'une voix que l'on sait autrement cristalline, lustrale et surtout nuancée. De plus, le spécialiste du piano d'accompagnement , très personnel au fil de la marche funèbre extraite du recueil opus 62 des Romances sans parole de Mendelssohn, ne retrouve pas la poésie derrière chaque note ou intention, la connivence de tous les instants, ce chant d'« avant » ou d'« après » que peut glisser, pour créer l'ambiance la plus propice, un Eugène Asti, le partenaire quasi attitré au disque comme en récital de la soprano belge.Il faut aux artistes, comme au public, un certain temps d'acclimatation à cette donne acoustique, et les Schubert auguraux, Ganymed et Im Frühling un peu brusques dans leur articulation, nous semblent quelque peu raides ou expédiés. Il faut attendre la nostalgie de Nur Wer dis Sehnsucht kennt et surtout Die Forelle pour retrouver les talents de fine diseuse de Sophie Karhaüser, et la quintessence du lied schubertien.

Mais ce récital, qui se bonifie au fil des pages, se veut surtout la réhabilitation des lieder de Félix Mendelssohn et plus encore, propose la découverte de la figure sororale « sacrifiée » Fanny dans son très rare et racé cycle opus 10. Il est très émouvant de retrouver en conclusion le cycle opus 71, le dernier du compositeur, juste après la mort de son aînée tant aimée, alors que la Camarde le taraude. Dans ces mélodies nostalgiques d'un bonheur à jamais perdu, nous ne sommes pas très loin de l'ambiance du Winterreise schubertien, notamment dans le Schilflied (chant du roseau) ou le poignant et ultime Nachtlied, même si ce soir, Sophie Karthauser y théâtralise un peu trop les énoncés par une certaine sophistication de l'expression. En bis, et toujours de Félix Mendelssohn, deux strophes de l'insigne Auf Flüglen des gesanges, opus 34 n°2, distillées avec plus de simplicité, grâce et distinction.

Une journée de l'orgue en trois donnes

Si depuis toujours, l'Été mosan a mis en valeur le patrimoine organistique régional, c'est la première fois que l'institution propose un parcours à la découverte de trois instruments bien typés en divers lieux de cultes. Pour cette « excursion » organologique, le comité programmateur a pu compter sur les précieux et avisés conseils de qui ponctue la journée d'un imparable récital..

L'église Saints-Michel-et-Rolende de Gerpinnes, outre de nombreux et somptueux objets cultuels, referme un instrument remarquable. Serti d'un buffet classique polychrome nettement postérieur, l'essentiel des tuyaux de l'orgue original « Boremans » de 1666 a pu être sauvegardé et l'instrument a été magnifiquement restauré par l'atelier Rudi Jaques de Maurenne-Hasières voici peu. L'organiste Arnaud van de Cauter, co-titulaire de l'orgue de Notre-Dame du Sablon à Bruxelles et professeur aux conservatoires royaux de Liège et Mons, en alternance avec quatre membres de l'excellent ensemble vocal anversois Utopia, a conçu un très intelligent programme en trois donnes, autour de trois célèbres tableaux de Pierre Breughel l'ancien : le combat de Carnaval et Carême, le repas de noces, et la chute des Anges rebelles. Ces œuvres permettent à la fois d'entendre par le menu les jeux typiques et fruités de cet instrument historique, et d'envisager sous diverses latitudes européennes (franco-flamandes, italiennes, espagnoles) 150 ans d'histoire de la musique depuis l'âge d'or renaissant (Cabezon, Andrea Gabrieli) jusqu'aux premiers fastes baroques (Correa de Arauxo). De plus, la confrontation des univers religieux et profanes nous vaut de savoureuses rencontres, telles ces pages superbes mais sévères de Cabezon ou Andrea Gabieli, opposées à une fricassée de chansons franco-flamandes aux textes grivois.

Une registration impeccable permet de mettre en exergue les timbres somptueux (synthèse flûtée ou voce umana, opposés dans une impressionnante série de bourdons anonymes espagnols, ou au fil d'extraits du manuscrit de Suzanne van Soldt, Anvers 1599). Plus loin les jeux de trompette et un splendide cornet de cinq rangs livrent une épique joute. D'autre part, l'ensemble vocal et l'organiste, très en doigts et d'une verve imaginative débordante, retracent une histoire de la transcription et de la paraphrase organistique au fil des lustres, de moins en moins littérale et de plus en plus inventive : il est passionnant de voir ainsi rapprochées, en conclusion de ce beau périple, la célèbre Bataille (vocale) de Marignan de , et la libre Fantaisie de Correa de Arauxo (tiento a modo de canzion) à l'orgue qui en est lointainement inspirée un siècle plus tard.

En fin d'après-midi à l'église Saint-Materne d'Anthée, , autre co-titulaire de la prestigieuse tribune bruxelloise du Sablon, très attaché à la pédagogie de l'écoute et à la présentation de l'instrument, donne quelques précieuses indications sur la conception néo baroque de cet orgue Thomas construit voici quarante ans, de taille relativement modeste mais inspiré des orgues historiques germaniques. Par son grand sens de l'architecture (Fantaisie en ut mineur BWV 562), sa registration soulignant les chorals ou les effets rhétoriques (le presque trop célèbre choral « du veilleur » BWV 645 ou les BWV 650 et 659), son sens presque opératique des ruptures de discours (Fantaisie et fugue BWV 542) fait mouche et renouvelle notre écoute de ces œuvres. L'instrument et l'interprète se révèlent tout aussi idéaux dans la belle et expansive Deuxième sonate pour orgue de l'opus 65 de , comme dans deux très émouvants chorals extraits de l'ultime cahier brahmsien, adieu à la composition et à la vie du compositeur hanséatique. Enfin, la première invention d'un cycle de cinq, œuvre déjà ancienne (1998) montre quel maître de l'écriture est aussi Benoît Mernier, ici digne héritier d'une tradition scripturale multi séculaire revue sous l'angle de la Klangfarbenmelodie héritée de la seconde école de Vienne et transposée au roi des instruments.

Dans la vieille ferme de Godinne, les lumineux et pudiques et

Largement contributeur depuis vingt ans du renouveau de l'alto français, est aujourd'hui en compagnie d'un de ces partenaires pianistes quasi attitrés, le très raffiné , avec qui nous le retrouvons pour un parcours romantique germanique assez prévisible : à l'adaptation à l'alto de la Sonate « Arpeggione » de Schubert répond l'oméga de la production chambriste brahmsienne, avec cette deuxième sonate du recueil opus 120, dans sa version alternative pour l'alto. En guise de prélude, le duo choisit, suivant une mode actuellement assez ravageuse, les transcriptions de trois très célébrissimes lieder schubertiens : An die Musik y sert d'incipit, suivi de la trouble et douloureuse Ständchen du Schwanengesang ou l'invocation au repos éternel des âmes disparues des Litanei Auf Das Fest Allerseelen. Par les surprises de l'octaviation, par de subtils et subits changements d'éclairages, nos artistes réussissent à pallier l'absence de la voix et du texte, malgré une certaine impatience dans l'énoncé mélodique.

Dans des conditions climatiques assez lourdes et pénibles au fil de ce week-end marial, et au vu de l'ambiance surchauffée dans la (splendide) vieille ferme de Godinne, la Sonate Arpeggione se cherche quelque peu au fil de son Allegro moderato liminaire : après l'énoncé assez alangui du premier thème au clavier, c'est clairement qui mène la danse et impose le tempo. Le discours musical se veut primesautier et disert, et ne laisse que rarement la place aux affres de la Sehnsucht schubertienne ou au drame latent pourtant présent au climax du développement. Une certaine superficialité gagne même l'Adagio, juste cantablie, sans la moindre arrière-pensée, alors que l'Allegretto final sera avant tout virtuose et extraverti, univoque et résolument optimiste. Nos artistes semblent beaucoup mieux s'accorder dans une version sereine et solaire de la Seconde sonate de l'opus 120 brahmsien. À l'amabilité apollinienne du premier temps, où l'archet d'Arnaud Thorette se révèle d'une suprême et élégante précision, répondront les orages intérieurs de l'Allegro appasionato, avec un formidable sostenuto central, tout en contrastes et clairs-obsurs. Les demi-teintes du piano de font également merveille au fil de l'ultime thème et variations, moins capricieux que de coutume, mais égrené avec une faconde distanciée et une radieuse pudeur. Le bis nous ramène à Schubert et à de tout autres affres avec le pénultième lied de Die Schöne Mullerin (Der Müller und des Bach), d'une soudaine noirceur abyssale sous des dehors de sourde simplicité.


À Anseremme, le entre création et chefs-d'œuvre chambristes peu fréquentés

Le trio à cordes demeure, plus encore que le quatuor, une formule très périlleuse pour le compositeur comme pour ses interprètes, par les exigences scripturales comme instrumentales que la formule sous-entend, en son canevas serré conçu sans la moindre pause ou doublure. Les jeunes membres de , fondé voici seulement trois ans, donnent à la formule ses lettres de noblesse tant par une cohésion admirable que par une homogénéité très hédoniste de la sonorité. Le concert de ce soir les révèle avec une puissance expressive, une justesse d'intonation, une incroyable palette dynamique, forgées par leur science de l'écoute mutuelle pleinement exploitée. Ainsi, au fil de la Sérénade opus 10 d'Ernö von Dohnanyi, les Arnold se jouent des facéties de l'écriture, de ces clins d'œil répétés au classicisme de papa Haydn ou du jeune Beethoven comme aux mélopées tziganes. Pourtant extrêmement concentrés, les jeunes instrumentistes (en particulier l'altiste Manuel Vioque-Judde, véritable centre de gravité et cheville ouvrière du groupe) s'ingénient à retrouver un ton libertaire, voire parfois persifleur, au fil de cette partition aussi agréable qu'enjouée, avec une maestria – la fugue virtuose du scherzo – confondante

Donné en création belge, le trio Roso di Sera… bel tempo si spera d', se réfère à un dicton italien (Le rouge du Soir, espoir de beau temps). Composée durant le premier confinement, l'œuvre alterne, à partir d'une simple formule énoncée en début de parcours et au fil de mouvements aussi drus que brefs, différents états d'âmes, euphoriques (avec même parfois de lointaines réminiscences rythmiques de tango) ou dépressifs, sereins ou inquiets, et joue la carte d'une exploration timbrique poussée à son paroxysme kaléidoscopique. Si le compositeur se réfère à l'opus 45 de Schönberg conçu en un seul tenant, c'est plus aux mouvements opus 5 ou aux bagatelles opus 9 d'Anton Webern, que ces haïkaï musicaux nous font songer, notamment par la grande variété des modes d'attaques demandés, à chacun sur de très brefs laps de temps.

Enfin, le trio à cordes en mi bémol de Taneïev est une autre rareté du répertoire proposée ce soir. Par sa science du contrepoint et du développement, le maître russe, bien plus qu'un simple élève de Tchaïkovski, peut apparaître comme une sorte de Reger russe, par la puissance des idées, la discipline d'écriture, et un sens aigu de la grande forme. L'acoustique généreuse mais précise de l'église Sainte-Anne d'Anseremme confère à l'ensemble un caractère grandiose, mais par delà la discipline collective du groupe, au service de cette partition touffue et complexe, chaque individualité se révèle au fil de cette exigeante partition : à la fine musicalité doublé d'un engagement très musclé du violoncelliste Bunjum Jim, répond l'expressivité enjôleuse du violoniste Suichi Okada, notamment au fil de la coda stratosphérique du presto final.

Crédits photographiqques : © Neda Navaee ; Sophie Karthauser © Shirley Suarez ; Arnaud van de Cauter © High res audio ; Benoît Mernier © Yves Gervais ; Arnaud Thorette © Amélie Tcherniak

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