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Narcisse, écho à la Philharmonie de Paris

Reconfiguration du plateau, présence d'une scénographie et de costumes, déploiement des forces de l' et spatialisation instrumentale : l' fait bouger les lignes pour son premier concert de la saison.

Tout a été anticipé et planifié pour éviter les changements de plateau et entretenir la fluidité du concert durant les deux heures de ce « Grand soir » inaugural que l'EIC consacre à la figure mythique de Narcisse. L'Ensemble a fait appel à deux metteurs en scène, Aliénor Dauchez et , pour la conception d'un spectacle total incluant la participation des interprètes. Si l'on s'interroge sur le bien-fondé des costumes, le dispositif scénique impressionne : quatre pianos qui se font face deux à deux sur le plateau comme dans les étages ; luxueux sets de percussions mis en valeur par des éclairages qui font également « miroiter » le sol, dans une ambiance colorée du plus bel effet. L'image du double et du reflet a inspiré les artistes visuels, suspendant après l'entracte des miroirs géants au-dessus de la scène. Des textes provenant de sources diverses seront dits par les interprètes, y compris par le chef , avant et après les œuvres jouées. Un livret a même été conçu, à lire dans le programme de salle, présentant les multiples facettes de Narcisse mises au miroir de la musique.

C'est peut-être le titre Kaleidoscopic Memories (2016) qui rattache l'œuvre de au thème de la soirée. Suivi de son ombre errante (inséparable Éric Maria-Couturier), le contrebassiste se met torse nu (découvrant un dos plus coloré encore que son tee-shirt) et trône au fond de la salle pour cette première pièce du concert. Avec l'énergie du geste qu'on lui connait, il mène une exploration obstinée du son, à laquelle participe l'électronique, multipliant les modes de jeu sur les cordes de son instrument selon une chaîne de micro-événements qui fait miroiter la matière.

R.FL.TS D.NS L'… pour piano et ensemble d' (qui s'est amusé à filtrer les voyelles du titre debussyste) est la première des trois commandes de l'EIC en lien avec la figure de Narcisse. Deux pianos droits se font face à l'étage tandis que deux pianos à queue (un Steinway actuel et un clavier plus ancien, accordé légèrement plus bas) sont disposés à angle droit et à portée de main du soliste . À l'ingéniosité du dispositif, répond une écriture du timbre qui travaille vers les bords, dans l'aigu scintillant des pianos relayés par les deux ensembles instrumentaux comme dans les graves opulents aux superbes moirures. s'affirme en maître du miroitement, jouant sur l'irisation des timbres et la résonance chaloupée des deux pianos. La texture intranquille est soumise à de brusques déchirures et autant de reflets/remous d'une matière dont révèle la magnificence. L'alchimie sonore opère également dans les dernières pages de cette « Image » debussyste singulièrement revisitée, où la percussion délicate des pierres aux sonorités presque liquides s'accompagne de gouttes d'eau dont l'ingénierie nous échappe.

La combinatoire est à l'œuvre, dans le titre comme dans la musique d‘(É)craN/Narcisse pour récitant, ensemble et électronique, une commande passée à d'une esthétique diamétralement opposée à la précédente. La voix parlée est celle du compositeur (proche de celle d'Helmut Lachenmann dans … Zwei Gefühle…, Musik mit Leonardo) qui s'empare d'un texte d'Oscar Wilde traduit en français par Jean Gattégno. Hautbois baryton, tuba wagnérien basse, clarinette et tuba contrebasses sont autant de sonorités rares, sondant les ultra-graves du registre, auxquelles s'adjoignent deux pianos et un dispositif électronique traitant la voix du récitant. Le sens du texte est enfoui, les mots désarticulés et souvent dits à l'envers, qui semblent pourtant modeler la trajectoire et dessiner une dramaturgie qui guide l'écoute. Le discours instrumental est hachuré, jugulé par le débit vocal et ne se libère que lorsque la voix, « perturbatrice en chef », se retire. L'œuvre est puissante, organique et superbement conduite, dont la dimension théâtrale se révèle in fine.

Théâtre également avec Dialogue de l'ombre double de où la clarinette de alterne avec son double électronique : aux six strophes et autant de déplacements de l'interprète sur scène répondent les cinq transitions pré-enregistrées par le même soliste et donnant lieu à divers types de spatialisation à travers les six haut-parleurs placés à la périphérie, la lumière et l'ombre participant de la dramaturgie sonore. Des défections techniques viennent malheureusement troubler cette cérémonie dûment réglée, gâchant un rien le pouvoir de fascination qu'exerce l'œuvre à chacune de ses exécutions.

file cette même thématique du double, attaché au mythe de Narcisse et présent dans nombre de légendes nordiques dont s'emparent les artistes romantiques. Ce double, « l'evil twin », est la plupart du temps maléfique, révélant la part obscure de l'être : c'est ainsi que le compositeur veut le concevoir dans Doppelgänger Concerto n° 1 pour trompette(s) et ensemble (troisième création de la soirée) où s'instaure un espace de tension entre l'instrument de et son ombre double, . La partie soliste est d'emblée très exposée, énergétique et conquérante sous les doigts du soliste, sertie par un ensemble instrumental de plus en plus envahissant où la clarinette contrebasse (Alain Billard) vient parfois hybrider le son de la trompette. Des étapes sont franchies, degré par degré d'intensité, pour forger une matière incandescente, dans la fusion des timbres, la frénésie rythmique et le geste survolté : claquements des « pizz-Bartok » de la contrebasse, déferlement sonore de la grosse caisse et martèlement de la pulsation. Au sommet de la transe, le son est projeté très fort et très haut, dont fait entendre, in fine, dans l'espace silencieux de la Cité de la Musique, le lointain écho…

Crédits photographiques : © Quentin Chevrier /EIC 

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