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À l’Opéra Royal de Wallonie, un Eugène Onéguine au pays des Soviets

L'Opéra Royal de Wallonie propose une relecture audacieuse d'Eugène Onéguine de Tchaïkovski à la lumière de la révolution d'octobre 1917 et du stalinisme. 


Constatant le demi-siècle séparant la rédaction du roman de Pouchkine et la composition de l'opéra de Tchaïkovski, le metteur en scène et costumier projette de la sorte, l'intrigue et le livret plus avant dans l'Histoire russe. Dès le prologue, la projection d'un habile montage de films d'époque retrace famines, luttes civiles et armées, ou montre un Lénine haranguant la foule : nous voilà plongés en 1917 ! Le rideau se lève sur l'intérieur intemporel de la demeure des Larina, loin du tumulte révolutionnaire moscovite ou petersbourgeois. Les sobres décors, très réussis, de Gary Mc Cann, évoquent par quelques symboles stylisés – une escarpolette lointaine, un clocher à bulbe descendant des cintres lors de la fête des moissons, ou plus loin les arabesques feuillus très « Art nouveau » cadrant la chambre de Tatiana pour la scène de la lettre et par le truchement du plateau tournant, le premier duo avec Onéguine – évoquent donc cette Russie profonde et rurale d'avant l'octobre rouge – et en passe de disparaître.

Car au lever du deuxième acte, tout cet univers est de facto mi-détruit, mi-calciné : la soldatesque bolchévique a investi les lieux, parée d'uniformes gris-noir. Seuls émergent, immaculés, les manteaux de Mme Lirina, d'Olga et de Lenski. Avouons un certain malaise face à cette entorse aux didascalies du livret et donc au mobile même de la fête en l'honneur de Tatiana : tout évoque, loin des fastes signifiés par la valse augurale, une sorte de kermesse vulgaire d'une armée victorieuse au sein d'un salon bourgeois saccagé et en ruines. Monsieur Triquet apparaît même en total décalage, avec son appareil photo, tel le reporter gidien abasourdi lors de son voyage en URSS. L'affrontement jaloux des deux anciens amis, Onéguine et Lenski, se double ici d'un différend quasi-politique, le duel tourne à la partie de roulette… russe, et Onéguine, après avoir tué son ami, par un hasard absurde, s'enfuit, en total porte-à-faux avec les idéaux de la révolution en marche.

Au dernier acte, nous sommes, bien entendu, projetés un quart de siècle plus tard, sous l'ère stalinienne, entre les statues de Lénine et du petit père des peuples, sous la perspective constructiviste d'une salle de réception surdimensionnée, éclairée par les lumières aveuglantes d'Henri Merzeau. La célébrissime polonaise augurale prend des allures écrasantes. Une Tatiana métamorphosée, actrice de cinéma à succès, est mariée à l'apparatchik haut-gradé Gremin. L'affrontement final de Tatiana et Eugène, devenu ambassadeur du régime et de retour au pays, puis l'aveu réciproque d'un amour à jamais impossible, et enfin la solitaire et irréversible destinée d'Onéguine au départ inéluctable de sa bien-aimée prennent une dimension universelle et poignante, mais hélas très maladroitement sabordée in extremis par l'irruption, de deux vigiles dans le plus pure style KGB emmenant l'amoureux éconduit, avec un surlignage ridicule et inutile du propos.

Le pari de translation temporelle de cette nouvelle production mosane est donc à demi réussi, regorgeant de bonnes intentions, voire d'idées fortes dans ses allusions aux vie et destin (pour citer Grossman) du peuple russe, par des mouvements de foule ou une direction d'acteurs plausibles, mais hélas entachés des maladresses regrettables déjà signalées, voire d'éléments kitschissimes superfétatoires, telle cette (très mignonne au demeurant) ballerine enfant, au prélude du dernier acte, faisant irruption, tel un diable d'une boîte, du socle de la statue stalinienne, et couronnée d'une étoile… rouge !


La distribution sans être totalement exceptionnelle est d'une belle et probante homogénéité. Dans le rôle titre, Vasili Ladyuk impose une prestance physique un brin monolithique et psychorigide. Son timbre plus qu'intéressant est exact et probe, mais la voix manque un peu de rondeur et surtout de puissance en particulier dans le registre grave et passe parfois difficilement la rampe lors des tutti orchestraux.

On attendait Ruzan Mantashyan, en Tatiana, nimbée d'une prestigieuse aura, avec une certaine impatience : las, la soprano, souffrante, a déclaré forfait ce dimanche et est remplacée par la jeune soprano . Celle-ci, membre du prestigieux studio-opéra de Zurich, lauréate du concours 2019 de la Reine Sonya d'Oslo, invitée à Glyndebourne ou à Salzbourg n'en est plus à sa prise de rôle – qu'elle a défendu cet été au festival de Garsington. Voix jeune et pulpeuse, peut-être juste un peu sombre pour le rôle, mais très malléable, elle est aussi à l'aise dans ses premières interventions en jeune fille subitement énamourée et déclarant sa flamme dans une splendide scène de la lettre qu'au fil du dernier acte en altière et fidèle épouse, implacable face aux imprécations d'un Onéguine transi.


Le ténor russe , moyennement apprécié voici deux ans en Pinkerton sur la même scène, est d'avantage rompu au rôle de Lenski qu'il a interprété à Washington ou Vancouver. Le timbre et l'aérienne tessiture sont idoines, mais l'approche du rôle manque sans doute de finesse et de sensibilité, avec un aigu manquant tant de velouté que de projection : son célèbre air à l'Acte II convainc plus qu'il ne séduit

Les rôles secondaires sont pour l'essentiel idéalement distribués. Maria Barakova est une Olga d'une incroyable et versatile présence, radieuse et ingénue dès ses premières apparitions, mais c'est son incarnation au deuxième acte entre provocation jalouse et terreur manifeste qui impressionne le plus. Margarita Nekrasova, campe, avec son timbre rauque et sa puissante voix d'alto une idéale nourrice Filipyevna, toute pétrie de prudence et de sagesse conseillère. Mais c'est incontestablement le Prince Gremin d', sans doute l'une des meilleures basses de sa génération, qui rallie tous les suffrages par la chaleur de sa voix (malgré une dernière note très-grave longuement tenue presque hors tessiture pour lui) et par sa mâle et probe autorité scénique. Là où Daniel Golossov se montre irréprochable dans ses courtes interventions en Zaretsky et en capitaine, Zoryana Kupshpler nous semble bien indifférente en Madame Larina. Enfin le goguenard Triquet de Thomas Morris tombe assez à plat dans cette mise en scène « révolutionnaire », et ses effets vocaux comme scéniques paraissent hélas bien prévisibles et décalés.

Les chœurs excellemment coachés par Nino Pavlenichili et dirigés par Denis Segond font montre d'un lustre appréciable même si leur couleur vocale est quelque peu exotique dans ce répertoire. L'orchestre est certes en progrès constant malgré les habituelles et relatives faiblesses de certains pupitres (cordes graves, cors), mais d'une sonorité assez standardisée voire routinière, juste policée, mais sans grand style ou caractère.

Reste la direction de qui nous laisse assez perplexe. Certes, la cheffe aime profondément la partition dont elle a quasiment imposé la programmation à Feu Stefano Mazzonis. Mais les effets qu'elle en tire nous semblent par moment en total décalage stylistique. Le délicat prélude du premier acte et les délicieuses premières pages laissent augurer un travail finement ciselé, mais hélas, les scènes les plus paroxystiques nous semblent bien plus inutilement agitées, approximatives voire confuses dans leur gestion des effets. Certaines anticipations ou précipitations des tempi auraient sans doute lieu d'être dans Verdi ou le répertoire vériste, mais n'ont pas leur place dans Tchaïkovski. N'est-ce pas là, même pavées des meilleures intentions, de ponctuelles mais bien réelles trahisons de l'esprit de la partition et du texte musical faisant de cette production une demi-réussite scénique, sauvée par de magnifiques décors, et par une distribution assez homogène, mais oblitérée par un orchestre sans saveur et par la direction stylistiquement déroutante de .

Crédits photographiques : © J.Berger-Opéra Royal de Wallonie-Liège

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