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Un récital à deux pianistes sur la scène de Cortot

D' à , ce sont 300 ans de musique française qu'embrasse le programme de cette soirée à Cortot invitant au piano deux personnalités très attachantes, l'Américano-canadien et l'Ukrainien .

Le concert est placé sous l'égide de l'association Galaxie-Y, le Fonds de dotation créé par Françoise Thinat pour soutenir financièrement les jeunes pianistes et promouvoir la diffusion de la musique française des XXᵉ et XXIᵉ siècles à travers les concerts et l'édition discographique. Deux CD monographiques, parus sous le label FY-Solstice, en 2019 et 2021, accompagnent les artistes de la soirée, tous deux lauréats du Concours International de Piano d'Orléans.

La nature singulière, ô combien différente, des deux musiciens est d'emblée ressentie à travers les premières pièces à l'affiche. a choisi, d', la Suite en ré mineur conçue dans le pur style des clavecinistes du début du XVIIIᵉ. La partition laisse apprécier la sensibilité et l'équilibre sonore du jeu du pianiste. L'articulation est claire et le toucher léger dans ces quatre danses aussi racées que délicates. Kirill Zveginstov s'est tourné quant à lui vers et son très théâtral Onzième Ordre (second volet). « Les Fastes de la grande et ancienne Ménestrandise » est une sorte de « comédie musicale » en cinq actes dont l'interprète annonce les titres avec un plaisir non dissimulé : piano (et non clavecin) tonifiant et « sanguin », texte un rien malmené mais virtuosité folle (« Désordre et déroute de toute la troupe » de l'acte V) sous les doigts d'un pianiste qui aime le débordement.


Le récital se poursuit, passionnant toujours, avec la découverte de deux œuvres rares autant qu'intrigantes, entendues partiellement vu l'ampleur des partitions. revient sur scène avec les deux premiers mouvements, Fantaisie et Nocturne, de la Sonate en fa# mineur d'. Exact contemporain de Ravel, Mariotte est officier de marine avant de se consacrer pleinement à la musique ; il a 22 ans. Il mène une carrière de pédagogue, de direction d'orchestre et d'institutions prestigieuses (telle que l'Opéra Comique) et compose : rigueur du développement beethovénien, harmonies chromatiques d'un Franck, élan dramatique de Wagner… Ajoutez la plénitude virtuose de Liszt et l'on aura cerné la richesse d'écriture de son unique Sonate pour piano, synthèse d'un post-romantisme ignorant les avancées de Debussy et Ravel. Avec une maîtrise impressionnante du clavier et une belle autorité, Andrew Zhou nous embarque dans une Fantaisie au lyrisme généreux dont l'envergure sonore et la puissance expressive sidèrent sous ses doigts d'acier. Les textures sont plus transparentes et les couleurs presque fauréennes dans le Nocturne dont le pianiste souligne l'élégance et la fluidité des lignes sans négliger la richesse polyphonique dont se pare cette musique d'une extrême exigence.

« Très vif et fantasque », note Debussy sous les premières mesures de Masques : voilà qui convient à notre deuxième interprète qui se joue de toutes les difficultés du piano. La main est immense, le geste libre et la sonorité éblouissante, dans l'énergie et l'essence vibratile du son ; des qualités qu'il met au service de la suite en quatre tableaux Eaux-fortes de , autre compositeur indépendant (contemporain de Messiaen) qui reste attaché à l'esthétique d'une certaine musique à programme. Elle nourrit l'imaginaire sonore du pianiste qui restitue la partition dans des éclairages sublimes. Le dernier mouvement Maldoror est à la mesure de son envergure pianistique, Kirill Zveginstov exerçant son talent de coloriste pour « pigmenter » chacun des épisodes de ce long poème narratif.

, souffrant, n'est pas dans la salle pour la création de Five Piano Pieces for Sylvano Bussotti, une pièce écrite en hommage au compositeur florentin qui vient de nous quitter. La partition relève de l'épure et de l'abstraction lenotiennes que a déjà approchées dans la Fantaisie qui lui est dédiée et auxquelles il sait donner vie et chair. Chaque séquence joue sur la combinatoire de deux strates sonores et déplace l'écriture d'un registre du piano à l'autre, creusant à mesure les contrastes de dynamiques : du ffff fracassant des graves dans l'étonnante cinquième pièce à la pureté restituée des dernières résonances dans l'aigu du piano.

La seconde création de la soirée est donnée (par cœur !) par Andrew Zhou. Dans Étude en blanc n° 2 Élégie, le compositeur et pianiste , présent dans la salle, rend hommage à Ravel dont Zhou fait entendre le court Prélude de 1914 en préambule. La partition de Rotella se nourrit elle aussi de contrastes : une première partie engage progressivement le geste de l'interprète et la résonance du piano vers une virtuosité phénoménale et l'embrasement de l'espace sonore. Le second volet serait son avers : musique filtrée, éparse et fantomatique sollicitant les cordes du piano (harpe éolienne), superbement habitée par notre pianiste.

Les deux musiciens installent côte à côte leur banquette respective pour jouer en bis et à quatre mains le premier numéro des Épigraphes antiques de Debussy, un moment de partage aussi court que délicieux pour ouvrir plus avant les portes du merveilleux.

Crédit photographique : © Jenny Faugerat

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