- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Like flesh sous le signe du changement, à l’Opéra de Lille

Like flesh (Comme chair) est le premier opéra de révélé au public de l'Opéra de Lille, avec les forces du Balcon, fidèle partenaire de l'institution, celles de l' et la réunion de trois sensibilités féminines, compositrice, dramaturge et metteuse en scène.

Comme celle qui lie Martin Crimp et George Benjamin, une complicité durable et fructueuse s'accomplit dans Like flesh, l'ouvrage lyrique à deux têtes de la dramaturge et librettiste anglaise et de la compositrice , toutes deux jeunes trentenaires. Après le bref monodrame You'll drown, dear, la pièce de cursus de la compositrice entendue au festival Manifeste en 2018, Heave (Soulever), co-commande de la Fondation Royaumont et de l'Ircam la même année, resserrait les liens entre les deux artistes au sein d'une pièce pour six chanteurs et électronique où il est déjà question de l'enjeu écologique, du lien biologique entre corps humain et végétal et de l'expérience amoureuse. Les deux thématiques traversent Like flesh, un opéra militant en langue anglaise qui revisite, sous un angle critique et original, le mythe des Métamorphoses d'Ovide.

Vivant dans la forêt, malheureuse aux côtés d'un homme, Le Forestier, dont la tâche est de « planter du capital », une femme se désole du sort réservé aux arbres, aux oiseaux et aux papillons. L'arrivée d'une étudiante qui partage ses convictions et prône l'écoute de la nature bouleverse son existence. Prise de passion amoureuse pour la jeune fille, elle se transforme en arbre pour recouvrer la liberté… « Et je suis devenue différente », dit-elle au mitan d'un opéra qui questionne les rapports difficiles entre l'humain et l'environnement naturel et notre capacité à accepter le changement et la différence. La proposition est ambitieuse et risquée mais bien défendue, par la qualité poétique de son livret et la puissance métaphorique du rendu audio-visuel.

Si la scène, qui s'anime peu, baigne le plus souvent dans une demi-obscurité propice aux ambiguïtés et autre transformation, la trouvaille de la metteuse en scène , via la vidéo de Francesco D'Abraccio, réside dans ces superbes images de nature convoquant l'intelligence artificielle et vouées à l'effet constant du morphing. Les trois murs noirs qui délimitent le plateau sont percés en leur centre d'une « forme baroque » où s'enchâssent de grands écrans LED projetant sur toute la durée du spectacle une lumière, des couleurs et du mouvement qui contrastent avec l'impression de désert obscur du plateau.

Le texte de est d'essence poétique, aussi imagé que concentré. Elle l'a écrit sur mesure pour Like flesh avec ce procédé déjà observé par exemple chez Martin Crimp où les personnages sont parfois les narrateurs d'eux-mêmes, mettant à distance le jeu des dialogues. Aux trois protagonistes, La Femme/L'Arbre, Le Forestier et L'Étudiante, louvoyant entre un parlé-chanté et quelques élans d'une mélodie éperdue, vient s'ajouter, et, dans une part très importante de la dramaturgie sonore, le personnage de La Forêt. Il est tenu par un chœur à six voix, à l'instar du chœur antique, nous dit , et donne lieu au traitement le plus innovant en matière d'écriture vocale : telle cette liste énumérative de toutes les calamités écologiques (scène 8) se muant en un grand cri collectif répercuté par les instruments et l'électronique.


Pour , la partie électronique (aux manettes ) constitue une sorte de second orchestre voué à la dimension spatiale autant qu'immersive de sa musique et filant la métaphore de la transformation. S'ajoutant au dispositif d'écoute de la salle bien sonnante de l'Opéra de Lille, une soixantaine de petits haut-parleurs ont été placés sous les sièges du public dans l'idée d'une « germination sonore » qui se manifeste plusieurs fois dans un effet de vibration et d'effervescence très réussi. L'ensemble instrumental du Balcon (douze musiciens incluant accordéon et synthétiseur) est quant à lui dans la fosse, amplifié et sous le geste attentif de . La musique y est d'un grand raffinement, bien servie par les solistes du Balcon, ciselée et d'une belle plasticité, dans la recherche du timbre (entre distorsion et saturation) et de sa fusion avec les voix. Celles-ci s'inscrivent dans une temporalité plutôt étirée mais mouvante, avec oscillations, balancements et trames légères de l'accompagnement qui entretiennent le flux poétique et l'aura sonore de chacun des personnages.

Le baryton léger de est épatant, dans sa clarté d'élocution, ses passages fluides entre le parlé et le chanté et l'expression sensible qu'il donne à son personnage qui ne campe pas dans un seul registre. L'arrivée de L'Étudiante () s'accompagne à l'orchestre de stridences prémonitoires. La soprano belgo-anglaise, rompue aux pratiques du théâtre musical, conjugue fraîcheur et agilité de la voix, et un art de la diction qui rejoint celui de ses partenaires. On retrouve le contralto velouté et chaleureux d' (entendu en septembre dernier à Strasbourg dans La Reine des Neiges d'Abrahamsen) dans le rôle écrasant de La Femme/L'Arbre dont la souplesse et les couleurs, l'envergure vocale et la dimension théâtrale impressionnent. Il faut également citer les six chanteurs du chœur/La Forêt, tous excellents (Adèle Carlier, Hélène Fauchère, Guilhem Terrail, Sean Clayton, René Ramos Premier et Florent Baffi) dans leurs interventions synchrones ou en solistes, qui referment l'opéra sur une trame sonore somptueuse entretenue à l'infini par les instruments et l'électronique.

Crédit photographique : © Simon Gosselin

(Visited 1 055 times, 1 visits today)