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Le sublime véspéral d’Élodie Vignon dans Albeniz et Liszt

Élodie Vignon met en correspondances quasi baudelairiennes avec sa Suite espagnole op. 47 et avec les très inspirées Trois études de concert de 1848 et les trois sublimes Sonnets de Pétrarque, extraits de la seconde année de pèlerinage.

Le remarquable texte de présentation d'Alain Duault place en perspective les deux compositeurs ici confrontés. A l'écriture très achevée d'une rare inspiration poétique de Liszt, répond le paysagisme évocateur du terroir hispanique plus rêveusement imaginé que réellement « vécu » d'Albeniz. Le commun dénominateur semble être, en creux, Claude Debussy, comme le souligne dans sa courte préface, à la fois héritier français direct ou jeune auditeur privilégié d'un Liszt de passage à la Villa Médicis , et fervent ami d'Albéniz, lui-même grand admirateur du maître hongrois.

Ce récital, taillé dans le miroir des limbes inspiratrices et des rencontres temporellement impossibles, est avant tout un condensé de raffinement musical et d'achèvement pianistique, où la technique la plus éprouvée se fait oublier par la maîtrise du geste interprétatif. Sous les doigts inspirés d', l'Espagne telle qu'évoquée par Albeniz dans toute sa diversité, par cette suite de huit pièces extrêmement typées, deviendra un voyage de l'âme, sorte de journal de « pèlerinage » très narratif, au sein d'une contrée sublimée par l'onirisme, dès la serenata augurale, grisante et lyrique évocation de Grenade. La pianiste livre de la curranda de Cataluna une vision entre tendres caresses et emportements avec une exemplaire différenciation des registres et des intentions au fil de ses nombreuses reprises. La Sevillana, splendidement timbrée, très marquée par un jeu puissant, très au fond du clavier en devient étourdissante et capiteuse, alors que la flânerie énamourée de la saeta (Cadix), avec ces sons et parfums vespéraux, par son énoncé patient, tient d'avantage ici de l'évocation vaporeuse. Le célébrissime Asturias ne devient pas, comme trop souvent, une démonstration gratuite de vélocité au gré des notes répétées, mais une étude de sonorités opposées, presque rocailleuses, où le clavier se mue en guitare géante. La Fantasia décrivant l'Aragon se révèle d'une élégance quasi chorégraphique, par une subtile plastique des tempi et de fantasques changements d'éclairages, au gré des humeurs et des modulations. Enfin, à l'allègre et pénultième Seguidillas de Castilla d'un soudain et ravageur enthousiasme répond l'assouvissement quasi nostalgique du capricho final évocation de Cuba, d'une infinie nostalgie en sa section centrale. Par cette approche à la fois stylistiquement différenciée et polyphoniquement très fouillée, donne de cette suite ibérique une vision universelle et grandiose, rejoignant par des chemins opposés et par une imagination fertile et foisonnante la version plus strictement idiomatique d'une Alicia de Larocha (Decca).

Mais c'est plus encore avec tout le versant de ce récital consacré à qu'Élodie Vignon donne la pleine mesure de son talent. On le sait les Trois études de concert de 1848 dépassent de très loin le seul et redoutable aspect technique pour devenir des moments de pure poésie où la volubilité digitale tournerait vite à vide sans une interprétation savamment profilée. Dans Il lamento, on ne peut qu'admirer l'alliance d'un probe engagement lyrique à un sentiment presque dramatique d'impalpable intimité. La leggierezza, d'un son perlé et d'un touché aussi volatile que raffiné allie la maîtrise millimétrée du discours tout en laissant à l'auditeur une impression de quasi improvisation, par cette fluidité agogique défiant la barre de mesure, par ce vaste geste musical n'oubliant jamais les détails d'articulations les plus finement insidieux, notamment au fil des redoutables ossia que la pianiste a toutes retenues ! Enfin, par une magnanime largeur du geste musical alliée à un dosage dynamique millimétré, un sospiro emporte définitivement l'adhésion et révèle une lisztienne de haut vol.

Les Trois sonnets de Pétrarque issus de la Deuxième année de pèlerinage tiennent de la même ferveur racée et de la même hauteur de vue. Élodie Vignon n'oublie pas qu'au départ ces trois « incontournables » du répertoire pianistique étaient trois mélodies pour ténor avec de « simples » – tout est relatif ! – accompagnements de piano sur trois des stances platoniques inspirés par Laure de Noves au poète italien. L'interprète se joue, au fil du sonnet 47, de la projection presque déclamatoire de cette nouvelle rédaction uniment pianistique, par ces amplifications oratoires graduelles au fil des des crescendi et par une science éprouvée de l'étagement des plans sonores. Y répondent l'éloquence fiévreuse mais jamais appuyée du sonnet 104, d'une sonorité de rêve, et ce molto espressivo nimbé d'un sublime cantabile nocturne et quasi lunaire du sonnet 123, refermant splendidement ce récital d'inspiration amoureusement crépusculaire.

Il faut associer à cette réussite discographique majeure d'une jeune artiste décidément à suivre, Aline Blondiau pour une prise de son faramineuse et une direction artistique en pleine osmose avec les enjeux de l'interprétation, et plus encore peut-être, le technicien Michel Brandjes, souvent associé à bien des réussites discographiques pour le réglage minutieux et irréprochable de l'instrument, en exact rapport avec ces interprétations à la fois textuellement fidèles et musicalement enivrantes.

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