- ResMusica - https://www.resmusica.com -

The Fairy Queen à Tourcoing : mimésis dans un jardin anglais

L'Atelier Lyrique de Tourcoing propose dans la mise en scène de une Fairy Queen de Purcell, revue et corrigée où se télescopent la partition, le théâtre de Shakespeare et l'univers de la royauté et de la politique anglaises des trente dernières années.

L'on a parfois, et un peu vite, fustigé l'adaptation du Songe d'une Nuit d'été de Shakespeare, un siècle après sa version princeps, par un librettiste anonyme pour en faire la trame du semi-opéra The Fairy Queen de Purcell. En fait, la musique et le chant servent d'avantage à pimenter, commenter ou traduire des non-dits de la pièce plutôt qu'à en faire progresser l'action ou l'argument. Comme le rappelle le metteur en scène , la représentation intégrale de la pièce ponctuée de la musique de Purcell s'étendrait sur plus de cinq heures et réclamerait, outre la distribution vocale, la bagatelle de dix-sept rôles parlés.

C'est avec virtuosité dramatique, humour désinvolte et sens de la dérision que l'Atelier Lyrique de Tourcoing a donc conçu cette « remise à plat » du texte shakespearien dans ses arcanes essentiels, par une adaptation contemporaine (et en français) du texte original, tout en respectant intégralement la partition musicale – chantée en anglais, et surtitrée. Car l'intrigue, du reste très symbolique, est complexe. Outre la dispute couvant au sein du royal couple Obéron et Titania quant à l'adoption d'un enfant ramené des Indes, s'ajoutent le chassé-croisé amoureux entre deux couples d'amants que tout pourrait séparer, un quiproquo amplifié par la maladresse de Puck, le sort jeté à Titania la Reine des Fées qui s'éprend de Bottom métamorphosé en âne, ou encore la prolifération de personnages allégoriques pouvant rendre l'intrigue particulièrement opaque.

L'idée géniale du présent projet est la mise en abyme avec ce surprenant effet du théâtre dans le théâtre. Nous sommes plongés dès l'ouverture orchestrale et le lever de rideau dans les ruines de la cathédrale de Coventry, figurées par quelques croisées d'ogives. Sur base de ce monde ancien, bombardé et sur lequel la Nature et le Temps ont repris leurs droits par une végétation proliférante et très « anglaise », façon Peter Greenaway, quatre artisans jardiniers s'affairent à la remise en ordre du site et aussi se proposent de re-jouer, en version abrégée le Songe d'un nuit d'été, dévidant la trame raccourcie du récit, « avec l'impuissant esprit qui a osé sur ces indignes tréteaux se produire, guider le spectateur dans les entrelacs de ce roncier pour un si grand sujet » – pour citer Shakespeare lui-même dans son prologue. Le livret devient ainsi limpide mais sert aussi de creuset au sein duquel s'immiscent cette après-midi, outre quelques étudiantes d'Oxford, fées contemporaines, parmi lesquelles l'épatante Titania de (prodigieuse d'émotion dans The Plaint à l'Acte V) et leur professeur/Obéron (remarquable ), quelques figures, par le truchement de grimages splendidement réussies, bien connues de la famille royale et de la politique britanniques. Tous ces doubles contemporains des personnages shakespeariens donnent une acuité universelle et actuelle à ce « Songe » bien réel, grâce à des costumes tantôt stricts tantôt bigarrés d'Alice Touvet : telle cette Reine Élisabeth II simple et passive spectatrice et issue du chœur (Chantal Cousin). De même, ténor parfois un peu mince de timbre et d'épaisseur mais au jeu scénique impeccable, campe à la fois un Puck délibérément maladroit métamorphosé ailleurs en une lady Diana en total et volontaire décalage. , parfaite diseuse, et soprano radieuse au timbre lustral et solaire, est en tenue très stricte de bonne, soudainement dénudée et la chevelure relâchée lorsque dardent les premiers rayons de Phoebus au printemps). La palme de la cocasserie revient sans doute au vétéran et inénarrable (fêté lors des rappels), transformé en Boris Johnson hagard, poète ivre du premier tableau brandissant outre un verre vide, évidente référence au Partygate, un recueil de vers intitulé « Brexit », par ailleurs impayable, à l'Acte III dans le dialogue de Corydon et Mopsa, ou encore traité en singe savant dans la pantomime du dernier acte, ce qui ne l'empêche pas d'être d'une gravité et d'une ferveur très émotives dans le célèbre « Hush! No more! » de l'Acte II.

Autre idée percutante : avoir confié pour l'essentiel à un seul danseur les nombreux intermèdes chorégraphiques et airs de danses qui ponctuent l'entière partition. , grimé en une improbable Margaret Thatcher dans son complet strict couleur turquoise, sacoche à la main et théière ou cup of tea toujours à disposition, y va de pas de danses diversifiés à l'envi – bourrées, courantes et surtout gigues – aussi virtuoses qu'hilarantes par leur pompe et leur volontaire maladresse scéniques. Mais d'autres clins d'œil railleurs émaillent ce spectacle : le fils venu des Indes est un petit automate aux traits du prince Charles, tiré par les ficelles d'Obéron ; Victor Duclos en Lysandre est revêtu d'une tenue underground branchée mi-punk, mi-hippie. Tout ce beau monde, même le plus huppé, abuse par moment de la fumette illicite ou du grog, et parmi les divertissements proposés à l'orée du dernier acte figure même le duo des célèbres marionnettes british Punch and Judy.

Cette collision temporelle, historique et culturelle rend par son essence à la comédie shakespearienne son énergie vitale autant qu'elle sublime la partition de Purcell, sujet même de la programmation et bien plus que simple et superbe musique de scène. Ce spectacle total, aussi réjouissant qu'inventif, bénéficie sur le plan instrumental du remarquable concours de l'ensemble Les Ambassadeurs-La Grande Écurie, amoureusement préparé et dirigé avec un sens absolu de la théâtralité et de l'effet scénique par . Celui-ci a travaillé sur l'étoffement des pupitres de cordes, notamment pour les voix intermédiaires (violons II, alti), à la manière des « bandes de violons » de la cour française de la fin du Grand Siècle ou encore sur la restitution d'effets sonores inédits (quatuors de flûtes à bec ou de hautbois, trompettes naturelles gargouillantes, aux harmoniques naturelles délicieusement « fausses » pour nos oreilles modernes policées). Il faut aussi nommer le hautbois d'Antoine Torunczyk, qui par un solo aussi époustouflant que sublime restitue la réplique instrumentale originale de « The Plaint » (à déjà citée) d'ordinaire confiée au violon solo. Une formidable équipé de continuistes placés sur scène côté cour, menée de main de maître par le claveciniste Laurent Stewart charpente à la perfection airs et récitatifs.

Ce spectacle délicieux se révèle dans sa globalité aussi imaginatif que parfois irrévérencieux et est une fête de tous les instants : près de trois heures de pur bonheur, musical et théâtral bien salvateur. En ces temps troubles et incertains, comme le rappelait dans une courte mais ô combien sentie et très applaudie allocution juste avant le lever de rideau, l'Art, dans sa plus noble expression comme par l'illusion comique qu'il suscite, peut encore sauver le Monde et demeure plus que jamais essentiel.

Crédits photographiques : Atelier Lyrique de Tourcoing © Frédéric Iovino

(Visited 881 times, 1 visits today)