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À l’Opéra Royal de Liège, un Rigoletto gothique en rouge et noir

L'Opéra Royal de Liège nous offre en coproduction avec le Teatro Massimo de Palerme, le Teatro Regio de Turin, et l'Opera House de Shaanxi cette nouvelle mouture du grand classique Rigoletto dans la mise en scène de l'acteur-réalisateur américain .

L'on sait que pour déjouer la censure autrichienne, et son librettiste Franscesco Maria Piave transposèrent l'action du Roi s'amuse, la pièce inspiratrice de Victor Hugo, enclose à la Cour de François Ier, en la maison ducale de Mantoue, alors bel et bien démantelée. joue la carte d'une transposition à la fin du XVIIIᵉ siècle : la décrépitude morale du pouvoir en place est ici figurée par les décors quasi « gothiques » – au sens moderne du terme – de Francesco Frigeri au fil des actes et des tableaux – telle la façade d'un palais quasi délabré, refuge d'une cour partagée entre déliquescence et orgie distinguée, ou ce bouge à demi-détruit où l'inquiet bouffon cache sa fille Gilda, ou encore la bicoque biscornue, servant de repaire du roublard criminel Sparafucile et de sa soeur Maddalena. Les très sombres et brumeux éclairages d'Alessandro Carletti renforcent la sensation d'ambiance lourde et de tension dramatique oppressante. De même les costumes très typés, signés Marco Piemontese, participent au même décorum et à la brutale et stendhalienne opposition du rouge et du noir : sur ce fond outrancièrement obscur, quelques touches écarlates tachent l'espace : couleur du déshonneur et de l'infamie pour Monterone, de lucre assassin pour Maddalena et Sparafucile, de passion naissante mais aussi de perte d'innocence, ou de sang injustement versé pour Gilda, dont les vêtements sont de plus en plus maculés au fil de l'intrigue.

Dans ses brèves notes de présentation, explique vouloir « privilégier les détails humains, sans chercher à réinventer quelque chose qui n'existe pas ou apporter un point de vue moderne sans autre but que la recherche de la nouveauté » (sic). Mais a contrario, il déplace l'arbre sémantique et symbolique et le cadrage historique de l'œuvre vers un passé aussi fumeux qu'enfumé, avec les fastes superflus au lever de rideau, de danseuses diablement emperruquées évoluant sur une chorégraphie bien amidonnée signée Giuseppe Bonanno. Le metteur en scène américain s'en réfère ainsi à l'époque de Cagliostro (l'escroc et agent double Joseph Balsamo, sorte de portrait craché du Duc de Mantoue par son inconstance et sa félonie), à l'occultisme (avec outre la malédiction lancée par le Comte de Monterone, l'apparition fantomatique dans l'ultime scène d'une Gilda spectrale et agonisante depuis le fond de scène), et même, dit-il, à la franc-maçonnerie – avec des références lourdement appuyées, à la limite du cliché, telles, entre autres, ces trois fenêtres translucides et les colonnes du palais mantouan, ou le pseudo-interrogatoire « sous le bandeau » de Rigoletto par la foule des courtisans, au moment du rapt de Gilda. Soit ! La satire politique et sentimentale devient dès lors évocation historique décalée, mais heureusement doublée d'une exploration psychologique bien mieux venue et plus creusée des rapports entre protagonistes, même si la direction d'acteurs reste souvent minimaliste : le quatuor du troisième acte, acmé dramatique de la partition, semble s'écouler impavide, et quasi figé, alors que le drame se noue.

L'Opéra Royal de Liège a choisi de dédoubler la distribution des trois principaux rôles. Ce soir c'est à qu'incombe le rôle-titre. Littéralement habité par son personnage, véritable acteur chantant, il incarne et compose un bouffon tragique, ivre de revanche sociale mais marqué par l'effroi de la malédiction, trouvant en ce bas-monde sa seule consolation dans les bras de sa fille bien-aimée : vocalement il affiche un sens du phrasé et de la nuance mezza voce totalement maîtrisés, mais, revers de la médaille, peut aussi au plus fort de l'action y aller, par son généreux engagement physique (le Pari Siamo du premier acte) de quelques coups de glotte quelque peu véristes et un rien excessifs. Mais quelle santé vocale cet éminent baryton-Verdi affiche avec insolence !

Le ténor , en duc de Mantoue, ne s'embarrasse pas toujours des mêmes nuances. Plus tenore di forza que vrai lirico spinto (tel le Carlo Bergonzi de la grande époque), il manque de variété dans l'émission, de classe dans le phrasé (Questa o quella), de fraîcheur séductrice dans le timbre, et du soupçon de roublardise méprisante qui doit nimber à l'occasion son personnage (la dona ‘e mobile à l'acte III en devient d'une triste platitude).

On attendait beaucoup la prise de rôle Jodie Devos en Gilda. Las ! Après une générale paraît-il impeccable, brutalement souffrante elle a dû le jour même déclarer forfait et est remplacée par la soprano – qui preste déjà dans l'autre distribution et enchaînera au bas mot donc quatre représentations consécutives pour ce rôle assez écrasant. Par le fruité de son timbre, par la ductilité de son legato (le célébrissime Caro nome), par l'équilibre des registres et par un grand sens de la nuance, elle incarne une suave et innocente héroïne tragique en proie à une totale et mortifère passion amoureuse et tenaillée par les remords au moment de rendre l'âme.

Les rôles secondaires sont assez habilement répartis. Ruben Moretti impose un Sparafucile aux graves impressionnants et péremptoires mais un rien raide et monolithique dans sa composition antipathique. nous convainc ici moins que lors de sa récente apparition mosane dans Mese Mariano/Suor Angelica ; même si elle a scéniquement l'abattage d'une Maddalena, elle appuie quelque peu ses effets dans le registre grave avec un vibrato bizarrement envahissant. se révèle convaincant et autoritaire au fil de ses courtes mais décisives apparitions en conte di Monetrone. Les autres rôles plus accessoires sont distribués de manière plus que correcte.

La direction de suit avec précision et grande cohérence (à défaut d'une permanente inspiration) les volontés du compositeur, alternant selon les humeurs et les scènes, une douceur impalpable, une ironie grinçante, une élégance altière ou un imparable impact dramatique, quitte à parfois précipiter les traits, comme au final du deuxième acte. Par une battue efficace, il sait comment cravacher dans la fosse un orchestre local concerné et juvénile mais peine à transmettre la même énergie vitale à un plateau parfois en retrait et surtout à des chœurs amorphes (et souvent un fifrelin en retard sur l'orchestre !) dans les passages les plus subtilement fugaces.

Voilà une production assez aseptisée de Rigoletto, sauvée de la routine grâce à cette distribution, et surtout par une souveraine Enkenda Kamani en Gilda attachante et sensible, et par en bouffon émouvant, humain, trop humain, pour nous en référer à Nietzsche.

Crédits photographiques : © ; , © ORW-Liège – J. Berger

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