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Ariane à Naxos à Montpellier : les métamorphoses

Deuxième vie, avec une distribution presque entièrement renouvelée, pour la superbe mise en scène de , créée à Toulouse en 2019.

Ariane à Naxos (version 1916) de est l'histoire d'une double métamorphose : celle d'Ariane qui, abandonnée sur une île par Thésée, croit mourir alors qu'elle se métamorphose en nouvelle amoureuse ; celle de Richard, délesté du pesant héritage wagnérien, qui invente la conversation en musique et se métamorphose en un nouveau compositeur.

C'est aussi une métamorphose que donne à voir dès l'ouverture du rideau : celle d'une femme (le Compositeur du Prologue) en homme. Une belle idée qui présente l'avantage de tordre d'emblée le cou au questionnement travesti inhérent à une œuvre qui lorgne en plus d'un endroit vers Mozart. L'Ariane de , exact contrepoint du quotidien contemporain de Katie Mitchell à Aix, préfère ressusciter le quotidien mozartien qui avait brillamment réussi à Strauss en 1911 dans Le Chevalier à la rose. Perruques poudrées pour tous : le Compositeur de Michel Fau et son aréopage s'habillent en Mozart.

On admire d'emblée l'intelligence d'un décor sur deux niveaux qui situe le Prologue sous l'opéra à venir. Au-dessus, dans l'écrin d'un cadre doré à l'or fin du plus bel effet, le luxe d'un rideau de scène qui s'ouvrira après l'entracte. Au-dessous, le spartiate anthracite des coulisses : loges, chaises, pupitre, échelle menant au trou du souffleur. En bas les chanteurs en attente. En haut un Majordome dictatorial incarné par l'acteur Florian Carove, hilarant en porte-parole hurleur du mécène produisant le spectacle.

Après l'entracte, le cadre de scène s'est agrandi après avoir effectué une translation vers le bas destinée à laisser le champ libre à l'opéra proprement dit. Un émerveillement d'une heure trente commence alors devant la beauté décalée (comme toujours avec le metteur en scène) d'un décor qui métamorphose la grotte de l'héroïne en masque de tragédie grecque figurant une divinité vorace dont les deux « dents du bonheur » semblent prête à tous les festins. La grotte se métamorphosera en boîte de nuit aux moment où la comédie infiltrera la tragédie. Le masque ploie, les cyprès s'envolent, le tout s'efface ensuite devant le choc esthétique d'un gigantesque galion venu des cintres, se métamorphosant progressivement en barque de Caron de luxe. Il faut saluer la splendeur du jeu d'orgues de Joël Fabing, un des plus fouillés qu'on a vu depuis longtemps, capable de passer, comme au cinéma, de la couleur au noir et blanc. Ciblant la personnalité de chacun des personnages de cette mascarade comico-tragique, les costumes participent eux aussi à la réussite de ce spectacle unique en son genre puisqu'il met en scène deux spectacles forcés d'être joués en même temps : une des idées les plus géniales d'Hofmannsthal, aussi amusante qu'instructive quant à la folie à laquelle peuvent condamner des artistes les exigences des mécènes et autres producteurs.

Ariane, Bacchus et Zerbinette : trois rôles parmi les plus difficiles à distribuer du répertoire. Les aigus de manquent de rondeur mais puissance et souffle sont bien là. Bacchus n'épuise pas , encore plus en forme au moment de quitter un duo qu'il conclut seul d'une longue tenue. , Zerbinette particulièrement gâtée par les costumes que lui a fait enfiler David Belogou, est exceptionnelle, ce qui permet à Michel Fau de jouer avec beaucoup de drôlerie des applaudissements soulevés par l'enthousiasme de la salle. Des losanges classieux dessinent l'Arlequin gracieux de Mikolaj Trąbka (superbe interprétation du Lieben, Hassen volé au Chérubin de Wolfgang Amadeus). Muni ensuite de deux élytres, il rejoint le bestiaire del arte (zèbre, félin…) de Michel Fau, une idée ludique qui permet aux excellents Alexander Prague, Nicholas Crawley, de beaucoup s'amuser. , solide Maître de musique, est vu ici en double du Compositeur, ce dernier bénéficiant de la juvénile fougue et du timbre très clair de . Le trio de « Filles du Rhin straussiennes » (, , Norma Nahoun), aux personnalités bien distinctes, chante à ravir. Manuel Nuñez-Camelino est un Maître à danser de belle volée, doté d'une appréciable agilité scénique. Le Perruquier , presque un Donner, n'a besoin que de quelques phrases pour se faire remarquer. Très fêtés aux saluts, les pectoraux du danseur appelé à virevolter autour d'Ariane et de Zerbinette sont également essentiels à l'action, concluant qu'au finale les deux femmes parlaient bel et bien de la même chose : l'amour des hommes.

a un peu de mal à imposer les règles de la conversation en musique du Prologue à son orchestre, mais rassemble très vite les forces de chacun. Les moments de total lyrisme sont splendides mais plus encore la mise en valeur de l'instrumentarium inédit (harmonium, célesta, piano, deux harpes) de cet opéra magnifique composé pour 38 mais qui sonne comme pour 100 instrumentistes et qui, inexplicablement, peine encore à faire le plein. Nulle doute que quelque chose aura bougé à l'issue de cette production intelligente qui, malgré deux trous d'air (le duo Zerbinette/Compositeur se fait en présence de protagonistes abandonnés là sans consigne lisible ; la longue station finale Ariane/Bacchus de dos en fond de scène) a inspiré un Michel Fau dont on saisit combien le destin de cette Ariane entre tragédie grecque et cabaret prolonge de fait celui des héroïnes de son propre Récital emphatique.

Dans les années 70 à Cologne, Jean-Pierre Ponnelle faisait se suicider le Compositeur au cours du feu d'artifice final annoncé par le Majordome au Prologue. Michel Fau, moins pessimiste, préfère conclure sur une ultime métamorphose : le Compositeur se déleste de sa perruque mozartienne et redevient la femme qu'il était. C'est sur cette femme rendue à sa féminité que le rideau se referme.

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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