- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Un copieux samedi au Lille Piano(s) Festival

Le , organisé par l'Orchestre national de Lille, mettait cette année en exergue le clavier dans tous ses états : outre l'instrument-roi, les clavecin, orgue, piano, synthétiseur, percussions étaient convoqués…Au sein de cette très riche programmation, nous avons établi un choix fatalement limitatif mais bien représentatif du jour.

, passionnant apôtre de la généalogie bartokienne

A 16h30, nous gagnons le Temple protestant, où devant un public assez clairsemé, mais attentif, l'excellent nous livre une fabuleuse mise en perspective des racines lisztiennes du langage pianistique bartokien (que ce soit la bagatelle sans tonalité, prémonitoire, et ici donnée enfin rythmiquement comme une potentielle cinquième Méphisto-valse, ou l'évocation gargouillante, irradiante et pourtant tellement intériorisée des fastes aquatiques des « Jeux d'eaux à la Villa d'Este. L'interprète inspiré, technicien hors pair doublé d'un musicien-poète, laisse aussi place aussi au pédagogue pour de courtes mais pénétrantes présentations. explique retenir trois étapes de la production pianistique du parcours bartokien, intégrant les recherches ethnomusicologiques de terrain à un niveau d'abstraction de plus en plus pointu (entre les bagatelles de 1906 – six sélectionnées à dessein sur un ensemble de 14, et les huit improvisation de 1920) jusqu'aux recherches spéculatives carrément modernes de la suite En plein air. L'interprétation est confondante d'intelligence et d'implication, illustrant avec une sonorité en totale adéquation, incisive mais sans sécheresse, tant l'ascèse aphoristique des bagatelles, que la variété des climats des improvisations. Ce magnifique récital culmine avec la suite « En plein air », alternance d'indomptable vigueur rythmique (la poursuite finale) et de quête quasi mystique dans l'immanence même des bruits de Nature (les Musiques nocturnes !). En bis, le Vivace energico, véritable « fanfare » issue de Musica riccercata du jeune Gyorgy Ligeti, héritier alors des spéculations bartokiennes les plus hardies emporte l'adhésion par sa roborative alacrité.

envoûtant, en retrait.

A 18h, en l'Auditorium du Nouveau Siècle, nous gratifie d'une prestation hors normes. Ex- enfant prodige, confirmé voici dix ans très jeune comme un talent exceptionnel et à suivre, il nous livre, ce soir un récital alliant suprême maturité et confondante musicalité. Ce parcours relève d'une savante et très dosée élaboration où le sens du dessin et de la construction (prélude choral et fugue de César Franck d'une ampleur quasi organistique, par la registration des progressions dynamiques) le dispute à celui de la couleur dans le premier cahier d'Iberia d'Isaac Albeniz (lascive evocacion) nimbée d'une ivresse agogique et sonore (El puerto) ou d'un sens impalpable de la narration (El corpus Chrsiti en Sevilla). Plus avant, la férocité rythmique devient de plus en plus irrépressible au fil des trois danses argentines de Ginastera, alors qu'avec la version pour piano de La Valse de Maurice Ravel, par son sens de l'étagement aéré des plans sonores et de la progression dynamique quasi symphonique ne fait jamais regretter l'orchestre : sous ses doigts, le poème chorégraphique devient une apocalyptique et presque joyeuse mais déchirante réplique aux Valses nobles et sentimentales, dans une sorte d'écroulement presque civilisationnel saccageant le jardin féérique. On ne sait qu'admirer le plus : le contrôle total de la polyphonie, la qualité du toucher, la sonorité immatérielle mais jamais ténue, ou tellurique mais jamais durcie. En bis pour ponctuer ce récital inoubliable, les Jeux d'eau ravéliens sont d'une rare et diaphane distinction, radieuse évocation d'un chatouillis aussi divin (pour paraphraser Henri de Régnier) que souriant.

En comparaison, à 19 h30, en la salle Québec, le récital de nous laisse sur notre faim. Le Nocturne opus 62 n°1 de Frédéric Chopin, après son arpège résonnant introductif déjà trop étalé, se perd dans les méandres de phrasés alambiqués, avec alanguissement dans toute la partie médiane : la reprise finale du thème principal avec ces trilles envahissants en devient presque laborieuse. Nous avons loué en nos colonnes, la version discographique de la Troisième sonate de Johannes Brahms sous les doigts du premier lauréat du Concours Reine Elisabeth de Belgique 2021, publiée récemment chez Alpha. Néanmoins, eu égard à cette magistrale captation de studio, la performance publique de ce soir ne tient pas toutes ses promesses. Il faut une indomptable énergie pour venir à bout de ces quarante minutes de musique drue et souvent hypertendue. Le jeune virtuose joue beaucoup l'œuvre en récital ces dernières semaines. Nous nous expliquons dès lors assez peu (fatigue ? relative lassitude ?) les baisses de tensions qui émaillent l'Allegro maestoso liminaire, presque routinier par moment, ou les quelques errances oblitérant un scherzo central certes énergique mais ponctuellement désordonné. Par contre, l'andante espressivo ici religieux dans son évocation amoureuse, et sa dure réplique que constitue l'intermezzo Rückblick permettent de retrouver à son niveau d'excellence habituel et le final, patiemment construit dans ses gradations et triomphal dans sa péroraison finit par nous convaincre. En bis, le pianiste propose une version au pathos un brin envahissant du Prélude en si mineur BWV 855a de Johann Sebastian Bach, dans le célèbre arrangement de Siloti.

, autoritaire mozartienne, tout en clair-obscur dans de Falla.

A 20h30, nous retournons définitivement au grand amphithéâtre du Nouveau siècle, pour un concert de concerti où l'Orchestre national de Lille retrouve son mentor historique, , par ailleurs ancien directeur artistique du présent festival. , propose, avec une sonorité cristalline et raffinée sa vision du célébrissime Concerto pour piano n°21 KV467 de Mozart. Elle n'hésite pas à imposer sa propre ordonnance des tempi – très enlevés – dès sa prise de parole dans les temps extrêmes, après des introductions orchestrales assez flasques, menées à un train de sénateur par un peu concerné. Sans aller jusqu'à accompagner les tutti, Marie-Ange Nguci improvise, comme le font les pianofortistes historiquement informés, de courtes cadences lors de ses entrées en matière. L'allegro liminaire se veut ici affirmatif et conquérant, malgré les tracés d'ombres théâtraux émaillés de doute du développement ; en revanche la cadence certes personnelle, très intéressante dans son agencement motivique, nous parait un rien trop longue. L'andante – pris quasi adagio sous la battue derechef trop large du chef – révèle une musicienne poétesse inspirée, très attentive et quasi-chambriste dans ses échanges dialogiques avec chaque pupitre. L'allegro vivace assai final se veut doux amer, certes bouffe et amusé, mais aussi acidulé et piquant au gré des incises et dialogues avec une petite harmonie soudainement très en verve. Le choix du bis est plutôt déroutant : la jeune virtuose propose la cadence finale du concerto pour la main gauche de Maurice Ravel, avec un aplomb impressionnant, juste tempéré par un minime dérapage en fin de parcours et, fatalement, par la mise à nu du clavier, au gré des dernières mesures, en l'absence de tout tutti d'orchestre. Aurait-elle préféré interpréter l'intégralité de cette œuvre ce soir plutôt que ce Mozart, oblitéré par quelque malentendu avec le chef d'orchestre ? Mystère…

Après un bref changement de plateau, la pianiste basque – formée entre autres par, excusez du peu, Elisso Virsaladze, Philippe Entremont, Boris Berman ou Joachim Achucarro. offre une vision adamantine mais parfois un rien timorée des Nuits dans les jardin d'Espagne de Manuel de Falla. Elle envisage l'œuvre d'avantage comme une vaste symphonie avec piano principal que comme un véritable concerto. D'emblée, dès son entrée presque magique dans En el Generalif, ou tout au fil de la Danza lejana centrale elle restitue à merveille cette sensation de torpeur étouffante puis de suave et énigmatique prélassement inhérent au propos de l'œuvre, mais on peut aussi lui reprocher ce je-ne-sais quoi de sage, ce presque rien d'académique, de trop mesuré, là où on souhaiterait un peu plus d'abandon lyrique ou d'ivresse rythmique. Et surtout, il y a cette sonorité trop peu ample face à un orchestre nourri et toutes voiles dehors, au fil du final En los jardines de la Sierra de Córdoba, où elle est par moment quasi inaudible alors que son piano devrait diamanter l'orchestre. se montre ici bien plus à l'aise que dans le précédent concerto de Mozart, même s'il pourrait peut-être d'avantage brider l'orchestre dans les tutti et ainsi laisser d'avantage entendre sa soliste. En bis, les Jeunes filles au jardin, extrait des scènes d'enfants de Federico Mompou, nous laisse la même impression d'une pianiste cultivant un hédonisme sonore de bon aloi, malgré une sonorité un rien étriquée, et malgré une démarche quelque peu guindée dans le calcul de ses effets.

En guise de générique de fin, la création en nocturne des préludes d' par Vanessa Wagner.

Une demi-heure plus tard, le même amphithéâtre inverse sa géométrie et accueille su scène un public à dessein plus confidentiel pour l'ultime étape de ce marathon pianistique. Vanessa Wagner a concocté un programme dont elle a le secret mêlant passé et présent et entame son programme par un bref hommage à avec trois de ses bagatelles opus 1, d'un extrême dépouillement néo-tonal, nimbées sous ses doigts diserts de nuances infinitésimales; au-delà de leur dehors inoffensif et nostalgique, ces miniatures prennent une portée tragique, celle d'un monde à jamais perdu, surtout au vu du récent exil du compositeur ukrainien dans les circonstances que l'on sait. A l'inverse de Claude Debussy, la Cathédrale engloutie, roidement architecturée, avec ces effets de crescendi-decrescendi millimétrés dans leur gradation et plus en encore les rares Masques, ici tour à tour fantasques ou ténébreux révèlent une musicienne passionnée, burinant les effets à pleine mains, loin de tout sfumato prétendument « impressionniste ». Le minimaliste et assez anecdotique Rain de Suzanne Ciani, donné très ludiquement mène à la création des sept préludes du jeune compositeur argentin , artiste en résidence pour cette saison auprès de l'ONL Vanessa Wagner présente donc succinctement cette suite inspirée par les sept Chakras, ces points-canaux d'énergie cardinaux dans le Kundalini Yoga suivants l'axe de la colonne vertébrale depuis le sacrum jusqu'au haute du crâne : il s'agit ici d'une progression de proche en proche vers la Lumière, au miroir des quatre éléments sorte de chemin vers l'illumination de la Sagesse. Nante y réalise une belle synthèse à la fois des courants néo-modaux, voire de lointaines réminiscences minimalistes (tendance Pärt), qui n'excluent ni l'âpreté des dissonances (prélude 2, image du Feu) voire une latente violence (prélude 6). L'on peut compter sur le savoir-faire, l'intelligence musicale, la curiosité face aux divers courants musicaux contemporains, et l'engagement de tous les instants de Vanessa Wagner pour magnifier cette musique, inclassable et, avouons-le, splendidement écrite et pensée pour l'instrument. En bis, la très dépouillée Lullaby de l'Américain Bryce Dessner nous permet après cette longue journée musicale de nous retirer en paix, dans la loi du silence retrouvé.

Crédits photographiques : © Lille pianos festival

Lire aussi :

Pianos festifs à Lille

 

Tous nos articles du Lille Piano(s) Festival

(Visited 566 times, 1 visits today)