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Barbe-Bleue de Pina Bausch au Théâtre du Châtelet, chorégraphie tragique d’une troublante modernité

Le Barbe-Bleue, ou plus exactement En écoutant un enregistrement sur bande magnétique de l'opéra de « Le château de Barbe-Bleue », de , chorégraphié en 1977, réveille les thématiques séculaires de l'amour et de la mort dans un spectacle magistral et fondateur.

Deux ans après Le Sacre du printemps, créé par en 1975, la chorégraphe allemande délaisse la continuité de la partition de Stravinsky pour l'unique opéra de , qu'elle hache et entrecoupe frénétiquement, prétexte à la création de séquences de jeu. Aujourd'hui considéré comme le spectacle programmatique de la chorégraphe de Wuppertal, Barbe-Bleue expose des cellules de sens comme autant de scènes de vie. Le procédé de saynètes de gestes et de jeu, mélange de danse et de théâtre baptisé Tanztheater – néologisme qui servit de nom à la compagnie de – continue d'inspirer ses descendants, Maguy Marin en tête. Depuis 2021, le est dirigé par . Quarante cinq ans après sa création, la scénographie de , collaborateur privilégié de Pina Bausch, continue à envoûter les spectateurs : une salle de château qui semble à l'abandon, à l'évidence bordée d'arbres déshabillés de leur feuilles d'automne, ayant volé jusque là, sur cette scène rendue glissante, déstabilisante.

Barbe-Bleue rembobine furieusement une bande magnétique qui diffuse l'opéra de Bartók. Sa proie semble fascinée par son bourreau, qui sonde l'origine de ses propres failles. Attractions et répulsions sont les pierres de touche de toutes les contradictions révélées par des gestes expressionnistes empreints de douleurs, de morts à venir, de présences fantomatiques, de spectres convoqués comme pour calmer l'obsession d'une pulsion de mort incontrôlable.

Pourtant c'est bien un élan vital qui porte la pièce. La danse se fait pensée naissante, encerclée par une dramaturgie aux références théâtrales, portant en elle l'histoire millénaire des amours tragiques, des passions mortifères. Le désir se montre dans toute sa cruauté et la tradition romanesque de la mort dans l'amour, admirablement décrite dans L'amour et l'occident de Denis de Rougemont, infuse une danse des origines, faite de rondes, de cercles, de courses, de gestes primitifs et arrachée à une source de survie.

La féminité et la masculinité sont sans cesse questionnées, les cheveux des femmes deviennent des armes, les corps s'exhibent en renouvelant les stéréotypes, hystérie, jouissance et performances physiques irriguent le théâtre de la destruction et de l'instinct de vie. Éros, figure de l'amour tragique, partage la scène avec Agape, image de l'amour fraternel, ici teintée de sororité macabre. Et c'est la danse qui apaise la divinité du désir, c'est la danse qui tente de ramener une présence illogique du geste, une ataraxie sans pourquoi qui ne se manifeste que par son être là.

Ainsi, la danse, avec son pouvoir de vitalité performative, et le théâtre, héritier des amours chevaleresques et des passions funestes, se partagent une scène où l'essence de la représentation explose. L'art de Pina Bausch, qui se montre dans Barbe-Bleue comme un manifeste, continue aujourd'hui, un demi-siècle après la création de la pièce, à ébranler les certitudes, à sonder les failles les plus sépulcrales, les allégresses les plus harmonieuses. La dramaturgie est entrée dans la danse par sa thématique privilégiée, l'amour, réaffirmant s'il en fallait une preuve, la valeur régénérative du geste chorégraphique.

Crédits photographiques : © Christian Clarke – 2020

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