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À l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Simon Boccanegra de Verdi

L'Opéra Royal de Wallonie-Liège termine en force et en beauté cette saison pour le moins perturbée avec cette production assez subjuguante du Simon Boccanegra de Verdi.

A la suite de la « trilogie populaire » des années 1850, Verdi et son librettiste Francesco Maria Piave conçoivent pour honorer une commande de la Fenice la version originale de Simon Boccanegra, vif et subliminal plaidoyer à l'unification en devenir de l'Italie romantique, par l'évocation des traités de paix signés au Moyen-Age entre les cités de Gênes et de Venise. L'œuvre mêle alors intrigues politiques et privées, mais au vu d'une unilatérale noirceur et de la confusion du livret, cette version originale vole d'échec en échec. Verdi laisse reposer son ouvrage, qui lui tient à cœur, durant un quart de siècle et en 1881 la refond totalement, sur un nouveau livret plus amène, malgré bien nombre d'invraisemblances d'Arrigo Boito. Simon Boccanegra apparaît dès lors comme un jalon important vers Otello ; un ouvrage très neuf dans la veine de l'auteur, à la fois par ses coloris orchestraux, son langage harmonique aux chromatismes hardis, et la trame musicale quasi continue, sorte de réappropriation originale des conquêtes langagières wagnériennes.

La mise en scène de baigne dans une atmosphère nautique, nimbée des éclairages subtils de John Bishop. Dès l‘accueil en salle – avec ce rideau de scène aux camaïeux grisâtres opposant ciel chargé et houle menaçante – le public est confronté à l'élément aquatique, fondateur de l'ouvrage, une mer – toujours recommencée – véritable fil conducteur du drame. Les décors de Gary Mc Cann évoquent une vie citadine en étroite symbiose avec l'environnement maritime, par un rapide jeu de change et un usage presque abusif du plateau tournant, de la place publique aux résidences léonines, en passant par le palazzo aux abords presque staliniens (constructivisme brut, statuaire cubiste, murs épais et marmoréens bien mis en valeur par les éclairages subtils de John Bishop). Même à l'ultime acte, Simon, empoisonné par son rival Paolo, se meurt sur son trône mué en sépulcrale stèle funéraire face à un incommensurable cimetière marin.

La Mer, amère et toujours recommencée

Avec habileté, le metteur en scène arrive à clarifier une intrigue parfois aussi complexe qu'improbable par le truchement du jeu des costumes, signés Fernand Ruiz, différenciant ainsi la plèbe (et ces partisans manipulateurs populistes tels Paolo Albiani, ou son suivant Pietro) parée de simples habits proches du « bleu de travail » façon 1900 – de l'aristocratie revêtue de ses plus beaux atours dans un style vaguement Renaissance. Cette dichotomie souligne au centre du jeu toute l'ambigüité de Boccanegra, presque élu contre son gré, héroïque par son honnêteté, et adulé de son peuple, mais visé par les complots et chausse-trappes tendus par ses rivaux privés ou politiques. La direction d'acteurs demeure donc limpide malgré les nombreux renversements de situations, au hasard des fausses identités, et peut s'avérer réellement poignante au fil du crépusculaire duo Fiesco/Boccanegra du dernier acte. Mais, revers de la médaille, Dale peine à animer les grandes scènes de foule telle l'émeute de la fin du premier acte ou la péroraison du dernier, scènes plombées par un statisme assez désespérant, assignant les chœurs à un simple rôle de faire-valoir.

aime visiblement l'œuvre et ponctue ainsi brillamment son lustre contractuel comme directrice musicale générale du lieu. Rarement, elle nous aura autant convaincu que ce soir, à la fois par la ferme conduite des lignes, par le parfait équilibre entre plateau et fosse et le soin apporté à la réalisation orchestrale depuis les nuances les plus infinitésimales du prologue jusqu'aux éclats compacts des grands ensembles. Elle peut compter à la fois sur des chœurs en plein renouveau sous la houlette de leur chef , sur un orchestre retrouvé, aux solistes d'une tenue irréprochable, et d'une belle cohésion dans les tutti. Mais aussi et surtout, elle est à la tête d'une distribution assez somptueuse.

Le baryton roumain s'avère, au gré de ses apparitions aux quatre coins de la planète lyrique, être l'un des meilleurs baryton-Verdi de notre époque, et offre une parfaite incarnation du rôle titre, impressionnant à la fois d'humanisme et d'autorité, par une maîtrise absolue de la conduite vocale sur toute l'étendue de la tessiture, sans jamais forcer les effets ou même donner l'impression de hausser le ton : une sublime leçon de belcanto captivante qu'il impose par sa seule présence, par sa force évocatrice et par son séduisant sens de la nuance, détaillant un portrait par petites touches du Doge pacifiste au passé pourtant si trouble.

Pour incarner le seul rôle féminin d'envergure (trois grands airs pour elle seule) de la distribution (Amélia, fille du héros « malgré lui ») l'on peut compter sur l'impeccable et émouvante , soprano italienne dont la carrière connait depuis déjà depuis un certain temps un incroyable singulier et mérité essor. Elle s'avère assez splendide par l'homogénéité et le dramatisme innés de sa voix, angélique dans l'aigu, corsée à point dans le grave, en parfaite lirico spinto ductile et expressive.

Riccardo Zanellato campe un Jacopo Fiesco probant, malgré un évident manque de projection générale et d'assises dans le registre grave exigées par l'écriture du rôle. Il adoucit de ce fait l'aspect vindicatif et intrigant de son personnage, mais semble parfois un rien submergé par l'orchestre et trop en retrait face à ses partenaires, notamment au fil de l'ultime duo qui l'oppose à Boccanegra.

Le Gabriele Adorno de , que l'on a connu plus inspiré notamment dans le répertoire français, assez monolithique et un peu brut de décoffrage, nous a personnellement moins convaincu : sa projection dans l'aigu, certes (trop ?) plantureuse manque assez souvent de style voire de rigueur et de stabilité.

est une autre valeur sûre du chant verdien. Par la noirceur de son timbre, il incarne la parfaite félonie manipulatrice de Paolo Albiani, véritable prototype du futur rôle de Iago dans Otello, et par un jeu scénique à la hauteur de ses qualités vocales restitue à merveille un personnage fourbe calculateur et foncièrement antipathique, bien suivi en cela par son second, Pietro, incarné avec beaucoup d'à-propos par un , habitué de la scène mosane, pleinement concerné.

En bref, la distribution vocale étincelante et la direction vivante et concernée de compensent largement les quelques faiblesses d'une mise en scène, certes correcte, mais assez dichotomique et manichéenne de .

Crédits photographiques : © ORW-Liège – J. Berger

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