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À Prades, du Cant dels ocells aux voix de l’électronique

De l'église de Prades à l'Abbaye Saint Michel de Cuxa, avec un passage aux grottes des Canalettes, les lieux se diversifient autant que les musiques à l'affiche du festival Pablo Casals dont signe une deuxième édition tournée vers la jeunesse et les forces vives de la création.

On aurait aimé les entendre dans l'acoustique privilégiée de Saint Michel de Cuxa mais c'est sous la voûte de l'église de Prades, moins confortable, qu'est convié le Quatuor Arod, une phalange qui fêtera ses dix ans en 2023 et qui nous fait traverser les siècles, de Mozart à Bartók. Débuté dans un tempo allant par un violoncelle en verve (Mozart note pourtant Adagio !), la première page mythique du Quatuor en ut majeur K.465 « Les Dissonances » (le dernier des six quatuors dédiés à Haydn) glisse sans vraiment accrocher l'écoute. On mettra sur le compte de l'acoustique l'effet brouillon du premier mouvement où les phrases ne se dessinent pas pleinement dans l'espace. Les problèmes subsistent dans l'Andante cantabile où le jeu des quatre cordes ne parvient pas à se stabiliser. Le menuet est précipité, instable rythmiquement et sans finesse. L'urgence qui traverse l'Allegro final n'est pas la gaîté souhaitée, et l'absence d'articulation (de prononciation) nuit à l'équilibre de l'ensemble. On s'inquiète pour la suite du programme qui ménage un entracte entre Mozart et Béla Bartók…

Mais les choses s'arrangent fort heureusement, sur le plan de l'écoute comme de l'interprétation, dans le Lento inaugural du Quatuor n°1 de Bartók, longue errance exprimant la désolation (son amour déçu pour la violoniste Stefi Geyer) qui réserve de beaux moments d'une polyphonie ciselée et expressive sous les archets des Arod. La sonorité prend de l'épaisseur et le jeu de la profondeur dans l'Allegretto bien mené où résonnent au violoncelle des pizzicati préfigurant l'écriture chostakovienne. Sa ligne est souveraine dans l'Introduzione éloquente qui précède le finale, un « retour à la vie » abordé dans une tension soutenue, auquel les Arod confèrent couleurs et autorité du geste.

Ils terminent la soirée avec Beethoven et son Quatuor n°11 ; le numéro 12 n'arrivera que quatorze ans plus tard ! Nommé « serioso » par le compositeur, il est l'un des plus courts et, partant, des plus concentrés de toute sa production, écrit dans une période particulièrement tendue de son existence. Les Arod accusent les ruptures et la discontinuité dans un premier mouvement vigoureux mais sans grand retentissement. L'Allegretto qui suit est étonnant, traduisant un cheminement psychologique voire un mouvement d'introspection digne des derniers quatuors, à travers une écriture fuguée d'une belle facture ; c'est sans doute la plus belle page du concert, jouée avec un soin particulier par les Arod. Le scherzo un rien heurté pêche par excès d'énergie, compte tenu de la résonance des lieux. Leur dernier mouvement est fulgurant, voire frénétique et spectaculaire dans les toutes dernières pages… mais Beethoven l'a souhaité ainsi.

Soirée multimédia aux Grottes de Canalettes

Il souffle, à l'entrée des Grottes de Canalettes, un vent beaucoup plus frais et bienvenu en ces temps de canicule. C'est là que désire amener la création (lire notre entretien). Le projet un peu fou – des tonnes de matériel acheminé dans un labyrinthe de couloirs – concrétise la collaboration du festival avec le Labo Flashback et son directeur . Une commande a été passée à , compositrice en résidence au festival (et lauréate du Prix Navista pour les musiques nouvelles), qui referme le triptyque Birds in a Cage initié par Flashback. On y entend les pièces d', de puis celle de donnée en création mondiale. L'altiste , soliste de l'Intercontemporain, est au cœur de ce spectacle immersif où interagissent le son instrumental, l'électronique et la vidéo. Un tulle transparent est tendu en fond de scène pour accueillir les images.

Birds in a Cage d' s'amorce dans la finesse, par le son tremblé et les oscillations légères de l'alto ; avant l'entrée explosive de la vidéo et de l'électronique qui bouleversent notre perception ; les deux parties instrumentale et électronique superposent leurs strates sonores dans des effets de 3D qui rejoignent ceux du vidéaste . Alexander Vert sait nous embarquer et nous envoûter, avec ce motif très doux et caressant qu'il installe et qu'il fait tourner longtemps dans les graves, laissant l'alto planer très haut, dans le registre oiseau où il termine comme il avait commencé.

Découvrant d'autres horizons, Irijori (« va et vient » en coréen) de débute sur les résonances d'une cymbale percutée par , un bruit blanc démultiplié par l'action de l'électronique qui envahit l'espace de résonance avant que l'alto ne se fasse entendre : avec sa sourdine de plomb qui en transfigure la sonorité, l'instrument évolue délicatement sur les nappes mouvantes de l'électronique. L'instant est d'une grande beauté, évoquant de lointaines contrées sonores dont on aurait aimé profiter plus longuement.

Cette soirée captivante autant que rafraîchissante (la température n'excède pas 14°) s'achève avec la création de , compositrice italienne installée en France, adepte du « temps réel », autrement dit de la transformation en direct du son. La compositrice aime se lancer dans des projets risqués où elle met en jeu, avec son collaborateur virtuose José Miguel Fernandez (aux manettes ce soir), les outils de pointe de la technologie. Dans D'ali verbera, titre poétique multipliant les images évocatrices, le jeu allié à l'énergie du geste de l'altiste est traité par les logiciels qui en répercutent dans l'espace les figures sonores, réverbérées et anamorphosées. L'écriture de l'alto est exigeante et la performance d' spectaculaire, dialoguant en virtuose avec son double électronique et bravant les effets de l'hygrométrie, redoutables pour les cordes comme pour la mèche de l'archet !

Subtil toujours et fluide, dans une appropriation fine de la musique et une économie de couleurs qui lui est chère, le travail de participe du succès de la soirée, le vidéaste laissant lui-aussi dialoguer son image avec le décor naturel de la grotte dans une interaction sensible autant qu'émotionnelle.

On le retrouve plus tard dans la soirée, à Villefranche-de-Conflent, où il anime les murs du rempart dans une soirée électro à haute tension – les afters du festival – emmenés par deux DJ qui feront danser leurs aficionados jusqu'à tard dans la nuit. Le flux d'images est superbe, d'une invention rare, donnant la mesure du talent de notre vidéaste aussi discret que chevronné.

Final symphonique

est sur le podium pour le concert de clôture de cette édition 2022, au côté de l'Orchestre du Festival, cette phalange qu'il a constituée de toutes pièces, réunissant de jeunes interprètes issus des Conservatoires, Hautes-Écoles et Académies de l'Europe entière, en résidence durant les quinze jours de la manifestation. Les jeunes musiciens sont encadrés par leurs chefs de pupitres, le Quatuor Dutilleux d'une part et le de l'autre. Après une ouverture fringante des Noces de Figaro de Mozart, d'une tenue irréprochable, Pierre Bleuse invite à ses côtés qui tient la scène durant toute la première partie du concert.

L'Odelette de Saint-Saëns est un bijou, une courte pièce toute en légèreté et délicatesse pour flûte et orchestre, dont on suit les lignes flexibles et la finesse de l'articulation sous le jeu d'. La Sonate pour flûte de Poulenc est également au programme, donnée ce soir dans l'arrangement pour orchestre de Lennox Berkeley. L'équilibre s'instaure d'emblée entre les deux partenaires dans un premier mouvement d'une belle fluidité où le velouté de la flûte sur la caresse des cordes fait merveille. La palette de sonorités est riche, déployée dans un mouvement lent où la flûte chante avec élégance et retenue, dans l'émotion du son dont affine sans cesse le vibrato. Le finale est exemplaire, emmené par un orchestre d'une légèreté elfique et une flûte incisive, entendue dans tout son éclat. L'orchestre est sollicité dans le bis que propose Emmanuel Pahud : un Andante en ut majeur pour flûte et orchestre K.315 de Mozart, ébauche de concerto jamais terminé qui préfigure l'écriture de la Flûte enchantée : c'est ce que nous dit le flûtiste avant de le jouer, qui va glisser dans la tonalité du Singspiel aux abords de sa cadence pour y citer le thème de Papageno, si pur et si proche…

Dans la deuxième partie de la soirée, Pierre Bleuse dirige par cœur, abordant la Symphonie italienne n°4 de Mendelssohn dans l'urgence et l'énergie requises. Le compositeur l'écrit à la suite de son voyage en Italie de 1830, avec le désir d'y transcrire l'éclatante lumière des paysages transalpins : thème éruptif, frénésie des cordes et résonance des bois campent l'atmosphère d'un premier mouvement énergétique qui nous tient en haleine. L'Andante con moto n'est pas moins communicatif, sorte de promenade dans les Abruzzes très berliozienne dont l'orchestre fait ressortir l'aspect narratif du discours et le côté vibratoire d'une musique d'extérieur. Le troisième mouvement, certes plus académique, ne fait pas moins briller les cors et leur résonance champêtre. Le Saltarello final est un vrai défi pour l'orchestre embarqué dans une fugue endiablée et un mouvement cinétique des plus fous. Le mouvement est conduit de main de maître par Pierre Bleuse, avec cette ferveur dans les gestes et l'expression du visage qui galvanise ses musiciens.

Il lui tient à cœur de refermer cette édition par El cant dels ocells, le chant traditionnel catalan qu'aimait jouer Pablo Casals, devenu au fil du temps l'air fétiche du festival. Il est donné ce soir dans l'arrangement inédit d'un des membres de l'orchestre, bénéficiant d'une qualité d'écoute privilégiée dans l'abbaye archicomble de Saint Michel de Cuxa.

Crédits photographiques : © Festival de Prades

 

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