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À la Monnaie, La Dame de Pique rebat les cartes de l’Histoire

La Monnaie ouvre sa saison 2022-2023 avec une nouvelle production de la Dame de Pique de Tchaïkovski plus idéale par sa distribution et la direction musicale de que par la mise en scène de .

Annoncée pour avril 2020, cette Dame de Pique a vu son planning de représentations postposé, pour d'évidentes raisons liées aux restrictions sanitaires. Les décors étaient finalisés, les artistes lyriques et l'orchestre fin prêts, les répétitions en cours. La mise en scène comme le laissaient percevoir les visuels transposait l'action à l'époque de la perestroïka et de la glasnost gorbatchéviennes, sur fond d'espérances démocratiques déçues à la chute de l'empire soviétique.

Deux ans et demi plus tard, les cartes de la donne géopolitique ont été considérablement rebattues par le biais de la guerre en Ukraine. Le metteur en scène a revu sa copie, et détourne la trame fantastique et l'intrigue sentimentale du récit pour l'évocation de la déréliction d'une société (russe ?) implosée sous le joug de la décrépitude la plus miséreuse en temps de guerre, sous la férule d'une soldatesque très imbibée et en proie, sous le fouet d'un ennui métaphysique, aux délires du jeu : en quelque sorte la géostratégie transposée à l'opéra devient par le biais d'un opéra une féroce et glauque partie de cartes.


Le lever de rideau prélude du premier acte lance une fausse piste, par le truchement d'une gigantesque mise en abyme – se refermant au final par le retour du même décor : par l'océan des bleuités du rideau et des taffetas muraux, nous voici plongés sous les lustres d'une salle d'apparat où trône en maitre – leitmotif visuel de la production – assis au piano un concertiste (le compositeur ?) et côté jardin un figurant annotant un texte ou une partition (le librettiste ?). Mais ce luxe de parfait toc aussitôt disparait et laisse place à une réalité bien plus crue, dès le tableau printanier augural : celle d'une esplanade improbable et suburbaine, à la perspective oblitérée par les monumentaux escaliers bétonnés de ce qu'on suppose être une glaciale station de métro. Par le truchement des plateaux tournants, ce décor signé Christian Friedländer, d'une hideur insigne mais délibérée, se muera en HLM sordide à demi en ruines. De loin en loin surgissent les échos d'un pays où se fait la guerre. Le chœur d'enfants augural loin de toute ludicité se veut patriotique et militaire, donné depuis les coulisses et retransmis avec force interférences sur un transistor en ondes courtes…La romance de Pauline au deuxième tableau voit, presque par coquetterie misérabiliste, son accompagnement réduit au seul piano. La pastorale du troisième tableau devient une grotesque évocation historique locale depuis l'âge des cavernes (avec notre pianiste en conséquence revêtu d'une seule peau de bête, puis triomphalement couronné tel un tsar de pacotille) jusqu'à l'époque contemporaine en passant par un médiévalisme de bazar. Ailleurs, ce seront les pantomimes d'improbables clochards (tels Clov et Hamm dans Fin de partie de Beckett) – partagées entre négoces douteux et hilarante scène de soulographie – qui meubleront devant le rideau de scène tiré pour les changements de décors. Les costumes bigarrés de Pola Kardum, évocation d'un quotidien prosaïque et d'une misère transversalement omniprésente, sous les éclairages à la fois crus et raffinés de Henning Streck renvoient, par ses petites touches bigarrées sur ce fond grisâtre, autant à un tachisme pictural forcené qu'à une balkanisation sociale irréversible.


A l'entracte, après les trois premiers tableaux, avouons une certaine perplexité devant les déplacements sémantique et historique ainsi imposés à l'œuvre, où même le duo d'amour entre Lisa et Hermann tombe quelque peu à plat dans un environnement aussi lugubre et délétère. Il faut attendre la deuxième partie de la représentation pour un retour aux principes fondamentaux de l'ouvrage entre la nostalgie de la Comtesse, la passion amoureuse de Lisa et la folie mortifère d'Hermann. Le ressort dramatique est bandé même si le décor hyper-réaliste reste campé. La direction d'acteurs se veut alors moins sophistiquée, plus précise et humanisée à la fois. Retenons en particulier la mort presque hagarde d'une comtesse prisonnière mentale de son lointain passé sous la menace du pistolet d'Hermann ou la finale et fatale partie de cartes, tenue dans un tripot obscur et sordide aux lavis délavés, tenant à la fois d'une morgue presque démonstrative et d'un suspense hitchcockien.


La distribution très internationale n'appelle que des éloges (s'y côtoient d'ailleurs Russes et Ukrainiens, tout un symbole !). a exactement le timbre et la vaillance vocale du rôle d'Hermann qu'il a déjà défendu en Russie et au Wiener Staatsoper. On ne sait que louer le plus entre l'homogénéité de la tessiture, le timbre mordoré, l'aigu insolent et quasi italianisant ; il incarne de par son physique imposant totalement ce personnage possédé par la passion obsessionnelle du jeu et se révèle en complète osmose avec cette mise en scène actualisée et transgressive. Face à lui, est une émouvante et ambivalente Lisa convaincante tant par la beauté de son timbre, idéalement typé, que par la ductilité de sa ligne de chant, d'une totale maîtrise technique. , au soir d'une longue et incroyable carrière, assure une parfaite prise de rôle en Comtesse par ses accents dramatiques et nostalgiques : elle semble, lors de son face-à-face avec Hermann (avec cette citation de Grétry ou à la remémoration du nom de ses amis nobles, – ou lors de l'apparition glaçante de son spectre lors de la scène du songe) jeter un regard dans le miroir du Temps, ce qui confronte étonnamment fiction et réalité opératiques. Le baryton sud-africain pour ses débuts en Prince Eletsky est timbriquement crédible mais nous a moins convaincu cette après-midi : outre une attitude un rien raide en scène, plus particulièrement son grand air au deuxième acte nous le révèle faillible sur le plan de l'intonation, avec l'un ou l'autre malheureux coup de glotte brisant la ligne de chant. apporte en comte Tomski une élégance et une touche presque frenchy à la distribution, bienvenue en cette partition conçue aussi en hommage à l'opéra français. Les rôles secondaires sont tout aussi idéalement distribués. Alexander Krevets et Mischa Schlomianski sont deux quasi-bouffons inséparables, idéalement complémentaires et irrésistibles de goguenardise et de trivialité assumées en Cherkalinski et Surin. est aussi impavide qu'irréprochable, d'un saisissant cynisme en Chaplitsky. Côté féminin, la somptueuse mezzo soprano suédoise incarne une idéale Polina, tour à tour triste et plus enjouée, alors que , habituée du lieu, se révèle une gouvernante autoritaire et crédible.

Mais il faut surtout souligner l'incroyable qualité de la direction de , aussi flexible au plan de l'agogique, que très nuancée dans sa palette expressive. La cheffe française tient d'une main de fer son plateau tout en menant avec souplesse diligence et fermeté l'orchestre symphonique et les chœurs de la Monnaie en très grande forme. Son travail fouillé regarde à la fois vers le passé, avec ces réminiscences néo-classiques, françaises ou mozartiennes de la partition, projetées en pleine lumière, et y mêle un plus cru éclairage sur les apports presque « folklorisant » russes de la partition, notamment lors de la scène de la bergerie. Mais encore, souligne toute la modernité des trouvailles expressives tchaikovskiennes, parfois âprement dissonantes ou d'une indissoluble noirceur, entre autre au fil des deux derniers tableaux – et notamment lors du suicide de Lisa – ici rendus avec un aveuglant expressionnisme rappelant les pages les plus radicales (et à venir) d'un Sibelius (on songe à rien moins que Tapiola !) Rien que pour cette leçon de style et de direction d'orchestre, ce spectacle qui ne remporte peut-être pas tout à fait son pari, vaut largement d'être vu !

Crédits photographiques © DR/ La Monnaie

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