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Jan Martens à la Maison de la Danse dans une pièce combative

Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones est une belle pièce haletante de , étoile montante de la chorégraphie belge, sur l'état catastrophique du monde et des menaces qui entravent sans répit les minorités, créée en 2021 au Festival d'Avignon. Elle vient de faire escale à la Maison de la Danse de Lyon.

« Toute tentative se soldera par des corps broyés et des os brisés », le poignant spectacle du chorégraphe belge tire son titre de la menace proférée par Xi Jinping, en 2019, à l'encontre des manifestants Hongkongais, afin de les dissuader de poursuivre leur résistance aux diktats du gouvernement chinois. Cette phrase est d'autant plus violente qu'elle pourrait être l'intitulé de toutes les insultes et dissuasions imposées aux minorités, elle illustrerait les horreurs infligées à l'humain, lorsqu'il n'est plus respecté dans sa dignité de personne. Ce titre insuffle le propos de cette pièce d'une heure trente, combative, magnifique et haletante.

Elle se développe principalement sur la partition enivrante du Concerto pour clavecin et cordes op. 40 d'Henrik Gorecki, compositeur très apprécié de Martens, donnant un rythme endiablé ou plus lancinant aux solos, pas de deux, quartets et quintets, qui s'enchaînent ou se croisent méthodiquement (en témoignent les lignes géométriques tracées au sol, telles celles des opus d'Anne Teresa De Keersmaeker) en un florilège de grâces inédites. Le premier solo du plus jeune danseur de la pièce, suivi peu après de celui de la plus âgée, Truus Bronkhorst, les pas de deux et les jetés foisonnants des rondes ou traversées croisées donnent le ton de l'ensemble de l'opus et des frissons. Il s'y agit du mouvement et de l'immobilité, de la souffrance et de l'espérance, du noir et du blanc. La diversité des danseurs quant à leurs couleurs, tailles, horizons rend compte du propos même de la pièce : accepter le principe même du vivre-ensemble, soit vraiment vivre en cohésion ensemble, le plus harmonieusement possible.

En effet cette pièce résonne comme un hymne à l'accueil de la diversité, à l'amour et à la bienveillance. Que donnent à penser les solos tous ensemble (comme chez Boris Charmatz) ou les brassées de gestes des danseurs parfois vissés au sol, avec leurs baskets, s'ébrouant et semblant vouloir s'échapper d'un carcan, par des mimes de cris silencieux par exemple, ou encore les frottements d'yeux compulsifs du performeur Steven Michel, à genoux ? Comme sembla le dire le soir de la représentation le regard du chorégraphe sur ses danseurs, dans la salle depuis le cœur de l'orchestre, un visage concentré, hypnotisé, qui redécouvrait encore et encore, sa pièce conçue l'an dernier pour la cour du lycée Saint-Joseph du Festival d'Avignon, un an avant sa création pour la Cour d'honneur du Palais des Papes.

Décrire les trajectoires cosmique des danseurs est difficile, ils déboulent, grands jetés, temps levés, pas, pas de deux, solos, font et refont une gestuelle des bras qui s'offre comme des lancers vers le ciel de résistance et de protection à la fois, presque un cri de remerciement pour les êtres résilients que nous pourrions tous être ou devenir. Chaque danseur porte un costume différent mais dont les couleurs bleu lavande ou gris clair sont harmonisées dans la première partie, puis lorsque le pseudo entracte arrive (car tout se déroule d'un pan sur scène), ils se déshabillent, d'un bel effeuillage chorégraphié au millimètre, comme tout le reste, et enfilent des habits rouges, feu sublime passant entre les corps, tandis qu'ils se contorsionnent et se répondent en de grands tracés et cheminements croisés.

Lorsque surgit le slam de Kae Tempest, People's faces, une vague de sourde colère submerge, ses paroles évoquent notre force de compassion face à la misère du monde et notre souhait de voir dans le visage des autres justement « plus d'empathie, moins d'avidité, plus de respect » et les mots qui s'ensuivent exhortent à y trouver la paix : « There is so much peace to be found in people's faces » (Il y a tant de paix à trouver dans le visage des gens).

a reçu sa vocation de danseur contemporain, puis de chorégraphe créant sa compagnie, grâce à une pièce de , qui l'a bouleversé. Son écriture fait écho à celle de son homologue belge, mais aussi à celle de la grande , qui est une de ses fortes sources d'inspiration. Ses dix-sept danseurs exécutent à la perfection, apportant leur expérience de hip-hoppeur, circassien, performeur, danseur classique ou contemporain avec une dextérité inouïe, car chacun excelle dans ce qu'il transmet d'humanité et de personnalité sur scène. Il y a chez Jan Martens le souci constant d'une articulation réussie de l'individuel au collectif, de l'intime à l'universel. Sa grammaire laisse à ses danseurs un espace où s'exprimer.

Lorsque c'est au tour des mots de l'écrivaine écossaise Ali Smith, extraits de « Spring », Été, de la série de romans « Seasons », d'envahir la scène, c'est la crudité de la violence ordinaire envers les femmes, les homosexuels, les migrants, sur les réseaux sociaux et ailleurs, qui saute aux tripes. Le texte est lu d'une voix blanche par une danseuse, Loeka Willems, au micro, puis relayé en fond d'écran : « Comment osez-vous, etc ? » (How dare you ?). Nous vivons en un monde si injuste, si grossier, si violent, semble souffler à nos oreilles le chorégraphe, qu'il serait bien temps de se lever et de résister aux oppresseurs de tout poil. Quant aux mouvements de cette troupe de danseurs émouvants s'il en est, sur le triptyque de jazz de Maxwell Roach : « Prayer, Protest, Peace », ils sont à tomber comme tout le reste d'ailleurs. Prier, protester, et croire plus de paix pour que ce monde sans fin de désastres s'adoucisse, peut-être est-ce le message que Jan Martens véhicule à travers ses belles chorégraphies de combat ?

Des spectacles comme Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones réveillent au propre comme au figuré, ce sont des claques symboliques de beauté intelligente, des souffles de nuée d'espoirs. Bref, une heure trente de magie haletante, avec pour unique respiration le passage du grisé-bleu lavande au rouge-sang ou feu, la pièce de Jan Martens est absolument sublime.

Crédits photographiques : © Phile Deprez

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