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Magistral coffret pour deux décennies de “lettres intimes” du Quatuor Pražák

Cinquante albums, près de soixante heures de musique enregistrées entre 1992 et 2018… Le legs des Pražák marque incontestablement le répertoire du quatuor à cordes au début du XXIe siècle. Un legs d'autant plus précieux qu'il fait référence à une tradition prodigieuse, intimement liée à l'histoire de la musique d'Europe centrale.

Les bandes réunies ont été remastérisées et les interviews (de Josef Kluson et Vlastimil Holek) ainsi que le texte de présentation de Georges Zeisel sont particulièrement éclairants. En effet, ils replacent la formation dans la généalogie des quatuors nés au cœur des pays danubiens. Qu'on nous permette toutefois de regretter vivement qu'à aucun moment, le nom du fondateur du label Praga Digitals, ne soit mentionné. Sans cette forte personnalité, tous ces trésors n'auraient pas été patiemment gravés et la plupart des ensembles dont il assura la diffusion n'auraient certainement pas connu la notoriété qui est la leur aujourd'hui. Cela concerne aussi bien les Pražák – vainqueurs du Concours d'Evian, en 1978 – que les Kocian, Zemlinsky, Párkányi, le Trio Guarneri de Prague, etc. Le label Praga Digitals fut créé en 1992 par ce passionné du répertoire de la musique tchèque, soucieux après la chute du mur de Berlin, de faire connaître – et accessoirement de faire vivre – une incroyable pépinière de talents alors que dans le même temps, les grands orchestres des pays du bloc de l'Est se décomposaient, subissant une hémorragie des meilleurs musiciens partis à l'Ouest, sous des cieux plus cléments…

Formé en 1972, le quatuor bénéficia d'un lent apprentissage, associant à la fois le répertoire classique viennois (Haydn, Mozart, Beethoven) à un travail approfondi de la musique tchèque. S'ajoutèrent, par la suite, des incursions dans les ouvrages plus contemporains, mais aussi vers la musique germanique et russe. Un savant dosage d'œuvres nouvelles – à l'époque notamment de la redécouverte des compositeurs de l'Entartete Musik – qui permit d'affiner l'identité sonore de l'ensemble, notamment vis-à-vis des quatuors Zemlinsky et Kocian. Praga Digitals bénéficia d'un grand directeur artistique qui sut répartir les enregistrements entre des quatuors aptes, par définition, à tout jouer. Le devaient-ils pour autant ? Le Quatuor de Ravel fut confié, non sans raison, aux Párkányi.

Le est l'un des rares ensembles dont on puisse souvent identifier la pâte sonore. En parcourant ces dizaines d'heures de musique, l'auditeur est, en effet, stupéfiait par l'intensité de leur jeu, le grain caractéristique des cordes, qui apparaît comme le révélateur de leur double culture, viennoise et balkanique. Ils sont passés maîtres dans l'art du mouvement et de la dynamique parce que leur jeu est avant tout narratif. Ils sont d'abord des “conteurs”, des artisans qui modèlent la matière sonore et parfois jusqu'à l'excès. Oubliez les Mozart scintillants des Talich, le soyeux des Italiano, l'intelligence analytique des Berg, la tradition des Amadeus… Leur Mozart tient autant de la sérénade de plein-air que de la petite symphonie. Ils donnent l'impression de jouer à l'instinct alors que sur le plan de la mise en place, de l'intonation, de la justesse des accents, il demeure illusoire de les prendre en défaut. Les Pražák possèdent un sens unique de la liberté dans le trait, une fraîcheur de ton inouïe. Certes, dans Schubert et pour quelques Beethoven, d'autres formations ont davantage creusé le matériau, le caractère “Urtext” de leur interprétation. Cette même allégeance parfois obsessionnelle à l'Urtext – et pas seulement pour le quatuor à cordes – véritable “béquille” pour quelques interprètes en mal d'inspiration… Et lorsque les Pražák abordent le XXe siècle, celui des Webern, Janáček, Prokofiev et Chostakovitch, la vigueur de leurs archets devient quasi-expressionniste. A leur risque et péril ! En 1997, par exemple, ils laissèrent une lecture exceptionnelle des deux quatuors de Janáček. Leur troisième version, en 2013, (une première tentative chez Bonton, en 1990, manquait de finition) nous apparait bien raide. Dommage. L'eau tiède n'est décidément pas faite pour eux. C'est ce côté spectaculaire, parfois, qui leur porta tort. Il est vrai aussi que les prises de son qui furent, à l'origine, particulièrement soignées (DSD) car destinées au marché nord-américain et japonais mirent véritablement “en scène” leur puissance expressive.

Au final, les Pražák inscrivent leur histoire à la hauteur des Borodine et des Vegh première manière, des Budapest et des Smetana. Il revient à la nouvelle formation, dénommée le Pražák Quartet-2020 d'assurer la continuité d'un héritage aussi prestigieux.

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