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Candide à Lyon : soudain le vide

Condamné par son ahurissante vacuité scénique à ne briller que musicalement, ce nouveau Candide marque d'une pierre noire la glorieuse histoire de l'Opéra de Lyon. Une production qui tombe de surcroît vraiment mal au lendemain des restrictions budgétaires décidées par la nouvelle municipalité de la Capitale des Gaules.


Mémorable. Forcément mémorable, mais un peu à la façon dont Mozart disait à Salieri dans l'Amadeus de Milos Forman : « Je ne pensais pas qu'une telle chose fût possible. » Parions que l'on parlera longtemps de cet hiver 2022 où un metteur en scène américain fut invité à traverser l'Atlantique pour ne pas venir raconter aux milliers de spectateurs accourus en masse à l'Opéra de Lyon la merveilleuse « opérette comique » aux mille remaniements, avec laquelle, en 1956, Bernstein et sa librettiste Lilian Hellman tinrent joliment tête au maccarthysme. avait prévenu : des étapes obligées du grand huit voltairien (château, tremblement de terre, guerre, naufrage, voyage à Venise et à Buenos Aires, conversion, réincarnation…) « vous ne verrez de représentation littérale… Nous cherchons plutôt à orienter l'histoire dans une voie plus ouverte, plus essentielle. » Certes. Mais la pratique du hors-piste nécessite un brin de génie, et surtout beaucoup de travail. Fish n'est ni Tcherniakov ni Kratzer. Deux heures en sa compagnie suffisent au dessillement : la voie annoncée était une impasse, le fretin de Monsieur Fish s'avérant au final plus que menu…

Un plateau nu traversé, de l'infini de jardin à l'infini de cour, par un alignement de chaises grises qu'on déplacera ad nauseam, une énorme bulle de plastique transparente (un globe terrestre pour le globe-trotter voltairien ?) qui s'affaissera à demi au final (pourquoi pas complètement ?), un radiateur de néons explorant le plateau en tous sens, trois geysers de neige carbonique sans rime ni raison… Voilà pour l'anti-choc esthétique. « Venez comme vous êtes » en guise de consigne costumière adressée à l'ensemble des artistes qui, sur l'Ouverture, investissent le plateau, un à un, face public. Une foule ordinaire de laquelle se détacheront les solistes, huit danseuses, et un unique danseur, lequel, après avoir interverti ses habits avec une collègue, se voit condamné à évoluer jusqu'à la fin en petite robe… On marche d'un pas décidé… dix pas en avant, dix en arrière… on enjambe les chaises, parfois sous le nez de solistes qu'il faut pousser… on s'adonne au minimalisme d'un pas de deux dans un coin mais surtout dans l'indifférence générale… on est enfin autorisé à se dandiner sur What's the Use… Les mains sont sollicitées pour quelques signes cabalistiques qu'on jurerait avoir obéi à un laxiste « faites ce que vous voulez ça sera parfait ! » Voilà pour l'anti-chorégraphie de Annie B. Parson.

Cette démission pour tous érigée en étendard vaut pour les dialogues évacués au profit de brefs aphorismes énoncés au micro par un maître de cérémonie sentencieux assez vite raseur : « Nous avons trop pensé à l'argent, c'est la raison pour laquelle nous sommes morts » ou encore : « Nous regardons le monde s'écrouler, mais, au fond de nous, nous n'y croyons pas. » Le livret de Candide n'intéresse pas . Le problème est que son propre propos (lequel, au fait ? une éventuelle leçon de pessimisme adressée à tous les optimistes de la Terre ?) ne nous intéresse pas non plus. Et l'on compatit très vite au pensum qu'a dû représenter pour tous (équipe administrative comprise) la mise en place du non-concept de ce non-spectacle, applicable (on en frémit d'avance si la manière Fish venait à gangrener notre époque) à tous les opéras du répertoire. Nous préférerons signaler l'urgence d'une parution DVD du brillant Candide de 2006 où Robert Carsen rendait justice aux deux génies méprisés par : et François-Marie Arouet, dit Voltaire.


On ne peut s'empêcher de songer à certain Couronnement de Poppée de l'été dernier : même démission visuelle avec le surplomb d'une structure à la sur-signification laissée à l'appréciation du spectateur sur l'ensemble des protagonistes vissés sur des de chaises autour de leurs collègues en action. La comparaison s'arrête là : tandis qu'à Aix, Ted Huffman conviait les corps à de réels sommets, Daniel Fish se contente de les détacher de l'anonymat de la foule, puis de les y renvoyer une fois leur prestation effectuée. Quel gâchis pour l'or que l'institution lyonnaise a mis entre ses doigts ! On sait de quoi est capable un Paul Appleby bien dirigé. On doit ici se contenter du timbre délicat et stylé de son Candide, de l'émotion, même réduite à sa seule vocalité, qu'il sait distiller dans ce personnage de papier ayant traversé les siècles. Fish n'est pas davantage intéressé par la stupéfiante Cunégonde de , une inconnue qui ne le sera plus, capable de surfer sur la crête des vocalises de Glitter and Be gay à la façon de la Ponyo de Miyazaki sur la Chevauchée des Walkyries revue par Joe Hisaishi. Cet air des clochettes américain transporte le corps même de la très jeune chanteuse, à un point tel que l'on se demande si, livrée à elle-même, elle a aussi réglé sa chorégraphie, et décidé de sa révérence au public qui l'acclame. La Vieille dame de , toute d'abattage, le sobre Pangloss du Klingsor de Bayreuth, , complètent le quatuor. Une tonique brochette de comprimarii (, , Paweł Trojak…) un chœur ravi de s'extirper vocalement de la dépression ambiante, achèvent le tableau de ce meilleur des mondes musicaux. , qui a heureusement fait choix de la version de 1989, celle enfin supervisée par le compositeur, a bien évalué la lourdeur du bât que l'engagement de Daniel Fish allait poser sur ses épaules : l'Ouverture démarre sur les chapeaux de roue, intimant le maître-mot d'un roboratif propre à anesthésier la grogne d'une salle que l'on aurait imaginée volontiers indocile au moment des saluts.

De ce néant scénique, à 180° de la luxuriance bernsteinienne, au final aussi prétentieux que frileux (Fish noie toute velléité de polémique en ne prenant pas le risque du conclusif « Any questions ? » qu'il biffe purement et simplement), on aura réussi à sauver un unique motif de satisfaction : nous avoir exposé, dans sa nudité la plus frontale, le fond de scène de l'Opéra de Lyon, cette formidable maison d'opéra qui, à partir de l'ère Erlo, abrita pléthore de mises en scène pour lesquelles l'adjectif « mémorable » a pu être utilisé sans ironie.

Crédits photographiques : © Stofleth

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