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Musique interdite par les nazis, ou quand la mémoire nous revient

Michael Haas est l'homme caché derrière la série discographique « Entartete Musik » (« Musique Dégénérée ») éditée par Decca, qui fit date dans les années 1990 pour la redécouverte d'un répertoire jusqu'alors tombé dans l'oubli. Musique interdite, les compositeurs juifs persécutés par les nazis est un ouvrage bien plus vaste que son titre ne le laisse supposer, et qui pourtant semble être juste un aperçu d'un vaste champ d'études encore inexploré. 

Michael Haas est un puits de connaissance sur la question des musiciens juifs et en particulier sur la période 1850-1950 qui vit leur affirmation et leur persécution. Son ouvrage, fort de plus de 450 pages écrites serrées, peine à contenir tout ce qu'il désire partager sur le sujet. Le titre est d'ailleurs assez trompeur, même s'il n'est pas faux. La partie qui concerne strictement la période hitlérienne et l'immédiate après-guerre ne représente qu'une centaine de pages, soit un gros quart de l'ouvrage. Les trois premiers quarts fournissent une riche mise en contexte sur l'intégration progressive des juifs dans les États germanophones tout au long du XIXᵉ siècle, leur assimilation de la culture dans laquelle ils baignent, leur contribution à enrichir celle-ci, et le rejet nourri par l'antisémitisme.

La couverture donne l'impression que l'ouvrage sera une sorte de compilation de carrières brisées, tel , fils d'un père juif converti au protestantisme et d'une mère aristocrate, décédé de mort naturelle dès 1934 mais néanmoins considéré comme le premier compositeur victime des nazis, qui avaient fait retiré ses opéras des théâtres. Si tous virent leurs œuvres interdites, certains comme Leo Fall, compositeur d'opérettes, était décédé dès 1925, tandis que d'autres contraints à l'exil purent poursuivre de belles carrières aux États-Unis, tel , ou développer un important corpus comme .

Le vrai sujet n'est pas tant l'histoire de ces compositeurs face au nazisme, mais comment toute une population mise en marge de la société arrive progressivement à s'intégrer en maîtrisant les clés culturelles dominantes, puis y contribue de manière décisive (Heinrich Heine pour la poésie, Mendelssohn et Mahler pour la musique), et malgré tout est contrainte au silence ou à l'exil.

Et là, le sujet passe de l'historique au mémoriel : l'important n'est plus tant la vie et la musique de tel compositeur disparu que ce que son parcours de vie, la trajectoire sociale dans laquelle il s'inscrit. Et cela devient un champ d'études des plus vastes, et qui parle aux générations actuelles et futures de manière autrement plus vivante. Toute la documentation amassée par des centres d'archives comme le Conservatoire musical du musée juif de Vienne, ou le Centre Exilarte cofondé par Michael Haas, prend alors un tout autre sens : si aujourd'hui vous avez un père, une grand-mère, un arrière-grand-père d'origine étrangère, qui vous rend différent.e de la norme autour de vous, alors ce que cette génération d'artistes a subi est d'actualité, et les réponses individuelles que chacun a trouvé pour se sauver physiquement et moralement font écho à votre propre histoire familiale.

Musique interdite est un ouvrage dense et foisonnant, qui se consulte comme un ouvrage de recherche. Un hommage aux minorités qui s'intègrent et qui enrichissent la société qui les accueille, une mine d'informations sur les mécanismes de destruction criminelle de cette intégration, un avertissement que c'est arrivé près de chez nous, mais aussi un espoir que si on garde en mémoire ce que nos aïeuls ont commis et ont subi, on pourra peut-être mieux prévenir le retour de ces temps funestes.

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