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Quatre superbes récitals pour conclure les Flagey Piano Days

Les connaissent cette année leur dixième édition, marquée à la fois par un esprit d'ouverture vers d'autres répertoires, en particulier le jazz, et par l'invitation tant de prestigieux interprètes que de lauréats du Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique.

Ce dimanche, dernier jour de l'évènement, ce ne sont pas moins de trois participants de la si particulière session 2021 du Cmireb qui livrent chacun un récital de 75 minutes en guise de véritables cartes de visite musicales.

A 11h au studio 4, c'est le Japonais – très francophile – qui ouvre le bal. Outre son Troisième prix au Cmireb 2021, il s'est, on s'en souvient aussi, classé deuxième lauréat du Concours Long-Thibaud-Crespin organisé voici quatre ans. Il ouvre son récital par la Suite française n° 5 de Bach : malgré des phrasés très déliés (une allemande ductile, une sarabande élégiaque, une loure gourmée, une gavotte précieuse) son interprétation apparaît un rien univoque et d'une virtuosité parfois ostentatoire notamment dans la vélocité de certains tempi (courante, gigue finale) bousculant parfois l'agogique globale. Les aigus sont subtilement perlés, les basses rondes et bien sonnantes, mais les voix intermédiaires sont parfois sacrifiées au sein des écheveaux polyphoniques plus touffus. La célèbre Sonate en la mineur de Mozart K.309 est livrée sans répit, dès la cambrure éruptive de son incipit : jamais la tension ne se relâche au fil du mouvement liminaire où l'angoisse partout sourd, même sous le masque d'une aménité plus avenante (deuxième thème, développement). Dans cette approche plus Sturm que Drang, l'andante cantabile con espressione est habité d'une inquiétante étrangeté et le final est envoyé avec une énergie péremptoire quasi désespérée non sans quelque brutalité.

Le Mirror of Stars composé en 1992 par , basée sur la résonance harmonique d'un accord médian et de l'opposition en miroir des registres extrêmes de l'instrument trouve en un interprète attentif et raffiné en totale adéquation avec les intentions du compositeur. Le pianiste nippon se révèle de même ravélien probant et poète du son au fil du Tombeau de Couperin, bienvenue conclusion de cette prestation : le prélude, le menuet et surtout une vibrionnante toccata finale emportent l'adhésion par leur à-propos stylistique, leur qualité de son et leur finition technique, la fugue par son exemplaire clarté. La Forlane et le Rigaudon sont peut-être un peu moins réussis, car assez alanguis dans la ponctuation de chaque phrase. Mais globalement voici l'artiste à son meilleur, cultivant une affinité élective avec l'œuvre et la pensée du maître français, dont il vient d'enregistré l'intégrale pianistique. Le prouve en bis, un cristallin mouvement de menuet, cœur de la Sonatine, galbé avec tendresse et raffinement plastique.

A 14h30, dans le plus intime studio 1, nous retrouvons avec un immense plaisir la pianiste française – née à Kiev de parents burundais et ukrainiens – : initiée au piano à Kiev dès ses cinq ans, elle a poursuivi son cursus à Roubaix, Bruxelles et Hanovre. Déjà fêtée lors du concours Cmireb 2021 où elle avait été inexplicablement éliminée dès la première épreuve, elle fait aujourd'hui preuve d'une maturité et d'une profondeur de conception héritée de sa « nouvelle » professeure viennoise Anna Malikova, auprès de laquelle elle poursuit un cycle de perfectionnement. Désarmante de naturel et de simplicité elle aborde en toute modestie les douloureuses pérégrinations de l'opus 110 beethovénien : le moderato initial nimbé d'une sonorité de rêve fait mouche par un sens inné du cantabile et un épanouissement serein des lignes mélodiques. Après un allegro molto très décidé dans ses incises ruptrices, le long final à épisodes se révèle aussi chantant que doloriste, sans jamais tomber dans le pathos factice ou les effets de manche faciles : les accords répétés du plus infime pianissimo jusqu'au fortissimo – ponctuant le dernier arioso – le sont sans aucune dureté, alors que l'ultime fugue se déploie lentement avant de s'animer peu à peu dans sa strette, en un ultime envol aussi sublime que salvateur.

Ravel est ici aussi à l'honneur avec deux extraits du cycle des Miroirs : Une barque sur l'océan diaprée et mystérieuse cultive sous ces doigts inspirés les vertus quasi symphoniques de l'instrument par l'alternance d'ondoiements diamantins et de déchainements orageux. Dans la vallée des cloches la sonorité se voudra plus intime et feutrée, impalpable évocation d'un paysage aussi hédoniste qu'onirique.
Enfin, nous livre, malgré l'une ou l'autre scorie technique, une version altière et sobre de la Sonate n° 3 opus 58 de avec cet allegro maestoso liminaire d'une construction imparable doublée d'une sereine liberté rapsodique. Après le feu follet d'un scherzo totalement maîtrisé dans sa furia digitale, mais un rien plus prosaïque, le largo fait montre d'un sens inné et sublime du legato, dans une atmosphère nocturne jamais confite, alors que le final, habilement campé dans son caractère de libre rondo-impromptu conclut le débat avec une éloquence aristocratique ! En bis, l'interprète rend hommage, dans le contexte que l'on sait, à la mère patrie, avec un élégant et disert chant de printemps du compositeur ukrainien Igor Macho.

A 16h, retour au grand studio 4 pour écouter , premier et brillant premier lauréat du Concours 2021. Il aborde d'un ton sévère, presque abrupt et uniment tragique la Sonate en ut mineur K. 457 de Mozart : le Beethoven première manière (surtout celui de la « Pathétique », écrite dans la même tonalité et partageant certains éléments thématiques avec sa devancière) n'est jamais très éloigné de ce Mozart lapidaire et au cordeau. Par opposition aux mouvements extrêmes l'éclairage se voudra un soupçon plus tendre et rassurant au fil d'un adagio intemporel, véritable havre de paix et de sérénité.

Le Prélude, Fugue et Variation de , originellement pour orgue ou pour harmonium et piano, donné ici dans le célèbre arrangement d' n'a sans doute pas l'envergure de propos du Prélude choral et fugue du Pater Séraphicus : y évite le piège de l'anecdotique ou de la mièvrerie saint-sulpicienne par un touché très coloré et une ductilité polyphonique exemplaire sans en bannir l'expressivité suave.

On connait depuis ses débuts les affinités électives du pianiste français avec , par exemple au fil de son disque (Alpha) consacré à la Sonate n° 3 et aux Variations Haendel, fêté en ses colonnes. Il s'attaque ce soir à la difficile première, opus 1 fébrile du compositeur hanséatique : le jeune Français place l'allegro initial dans la descendance transcendante de la Hammerklavier beethovénienne, et en pulvérise l'académisme latent. Mais les trois mouvements suivants sont plus probants encore, donnés à la manière d'intermezzi fantasques, « hoffmaniens » dans l'ambivalence de leur quasi enchainement : un andante aux amplifications de plus en plus tortueuses défendu avec une « foi » peu commune, un scherzo rageur et quasi colérique, et un final ravageur et incendiaire. Cette interprétation superbe mais sans concession est accueillie triomphalement par la standing ovation d'un public en délire, lequel peut « décompresser » lors d'un salutaire et intemporel bis : la Sicilienne de la Sonate BWV 1031 de Bach, dans la simple mais superbe transcription de .


Enfin, à 20h15, dans le même studio 4, nous avons rendez-vous avec une légende vivante de l'instrument-roi, l'immense , rare à la scène de notre côté du Rhin, elle est toujours professeur à Moscou et surtout à Munich. Depuis peu octogénaire, elle est en pleine possession d'impressionnants moyens techniques, intellectuels et musicaux. Schumannienne patentée, elle nous réserve ce soir la surprise d'un programme essentiellement mozartien, avec comme seule échappatoire, au mitan du récital, les deux Nocturnes opus 27 de Chopin. La pianiste géorgienne ose dans ce diptyque, une pureté de ligne doublée d'un sens aigu du timbre et de la couleur. On ne peut qu'admirer cet art consommé du legato, ou ce rubato économe et millimétré. Avec ce lyrisme contenu, elle oppose sobrement la sombre ambiance de veillée quasi funèbre du premier à l'épanouissement lunaire et belcantiste du second.

Mais l'essentiel du récital est ailleurs. Avec une liberté de ton et une audace factuelle sans égal, la pianiste livre sans ambages ou chichis, un saisissant portrait tour à tout tragique et ironique de Mozart : dès son entrée en matière, directe et délurée elle nous offre une version très théâtralisée du rare torso de Fantaisie en ut mineur K 396 – opportunément complété par l'abbé Stadler : elle place ouvertement ce fragment dans la descendance du stylus phantasticus baroque et des atermoiements d'un Carl Philipp Emmanuel Bach. Les variations sur Lison dormait K.264, véritable cheval de bataille de notre interprète, sont d'une tout autre eau : la pianiste se joue (entre individuation de chaque plage et étonnante continuité du flux musical), des effets de manche et des sautes d'humeurs d'un facétieux et souriant Wolfgang : même la tonalité mineure de la variation centrale semble ainsi être écrite pour mieux s'amuser de toute velléité tragique ou mélancolique, et l'ample coda finale (avec ses effets de cadence digne d'un allegro de concerto) prend sous ses doigts une ampleur persifleuse.

Enfin, Elisso Vissaladze joue, telles que publiées sous un numéro d'un Opus XI – sic – énigmatiquement dédié à Teresa von Trattner (une des élèves préférées de Mozart !) et en les enchainant sans répit, la fantaisie K 475 – livrée ici comme une très vaste « improvisation » savamment construite entre ombres et lumières, et (derechef !) la Sonate K 457. Cette seconde interprétation sensible et racée nous apparaît bien plus richement ambiguë – au fil des mouvements vifs – que celle monolithique de livrée quelques heures plus tôt. Moins uniment lapidaire, cette interprétation laisse transparaître les ambiguïtés du discours au fil de l'allegro initial, avec ses alternances de tensions et détentes, de ténèbres et de lumières. On ne peut aussi qu'admirer la lisibilité des plans sonores, et la sonorité – délibérément courte – magnifiée par un maniement virtuose de la pédale tout au long du mouvement lent. Le final sera plus résigné et amer dans le cheminement de son désespoir que théâtral ou tragique dans ses contrastes.
Notre interprète dignement fêtée par le public revient à Chopin pour deux bis somptueux, la Mazurka opus 68 n° 2 placée sous une insondable nostalgie et en guise de feu d'artifice final la deuxième grande Valse brillante opus 34 n° 1 aussi irrésistible de pétillance que totalement débridée de pulsation.

Crédits photographique : eiko Mugawa-@ https://keigomukawa.com ; @ mirabellekajenjeri.com ;
Jonathan Fournel @ Marco-Borggreve ; -@-GeorgAnderhub
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