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Le Tour d’écrou à Dijon : la fin de l’innocence

installe dans la judicieuse intimité du Grand Théâtre la mise en scène qu'il avait présentée à Bordeaux en 2008 du huitième opéra de .

Dans la liste des dix ouvrages lyriques du grand compositeur anglais, il convient d'inclure les paraboles d'églises ainsi que ceux composés spécifiquement pour la voix d'enfant, ce qui porte le corpus à seize numéros d'opus. Qu'ils soient pour petits ou grands, leurs livrets respectifs, parmi ce qui se fait de mieux dans le genre, convoquent presque tous la thématique de la fin de l'innocence, généralement associée au sortir de l'enfance. Dans Le Tour d'écrou, adapté de la troublante nouvelle éponyme d'Henry James, elle est même au premier plan.

En deux actes, un prologue et seize scènes extrêmement concises, Le Tour d'écrou raconte comment une gouvernante va affronter l'emprise d'un valet diabolique, mort bien vivant dans la tête des deux enfants dont elle a la charge. James et plus encore Britten (qui rajoute au début de l'Acte II un vers emprunté au poète irlandais William Butler Yeats : « The ceremony of innocence is drowned »), en faisant du diabolique Quint la métaphore de tous les démons prompts à envahir les têtes adolescentes, convient leurs lecteurs et leurs spectateurs à la plus subtile des réflexions sur cet âge perméable en diable de toute vie humaine. Le livret de Mifanwy Piper pourra même s'avérer, à la lecture attentive des surtitres, d'une fuyante perversité pour notre époque étonnamment encline à évacuer tout ce que le cerveau peut générer de questionnant. Alors que son intelligence éblouissante n'a de cesse de faire grandir son spectateur.

Le très beau décor unique imaginé par est celui d'un intérieur meublé « vintage » ouvert sur une grande baie vitrée avec vue sur jardin sous la neige, et surplombé d'une verrière propice aux perspectives lumineuses. L'action s'y déroule efficacement mais aussi très classiquement, les zones d'ombres de l'opéra restant à charge du spectateur. Bien que très ductile, dans sa volonté de faire défiler les divers moments d'une journée, le jeu d'orgues, en revanche peu tenté par la nuit, reste également trop peu aventureux : la lumière naissant de l'obscurité, un noir total aurait, par exemple, rendu plus saisissant les deux fins d'actes, l'une et l'autre d'un pragmatisme sans choc esthétique. La très bonne idée du journal intime de la Gouvernante, dont l'écriture récurrente balise l'action, aurait pu en boucler la boucle, si elle n'avait pas été progressivement délaissée. Ce Tour d'écrou dijonnais reste néanmoins une expérience forte, d'autant qu'il s'avère entièrement dévoué à la virtuosité musicale de .


Suivi attentivement par un public qui a répondu présent, il s'agit à la fois d'une reprise et d'une première : , lors de la présentation de saison, avait exprimé le souhait d'un partenariat avec l'Orchestre Victor Hugo. C'est chose enfin faite, que l'on espère pérennisable, avec cet opéra qui est aussi une performance musicale : son instrumentarium de douze solistes chargés, après le feu vert dévolu au seul piano, de resserrer jusqu'à la catastrophe finale, au moyen de nombreux interludes, l'écrou d'un thème unique décliné en variations au début de chaque scène, permet de goûter chacun des talents de la phalange de la région Bourgogne-Franche-Comté, très en vue cette saison qui l'a vue se produire au Festival Berlioz comme à la Folle Journée de Nantes.

La distribution affiche elle aussi une troublante spécificité : par empathie envers le monde de l'enfance, la tessiture la plus grave est celle de ténor. y ressuscite d'emblée le fantôme de Peter Pears qui créa le rôle à Venise en 1964. Narrateur stylé puis Quint insinuant, il forme avec la trop rare , un couple de spectres haut en couleurs. La cantatrice française, aux moyens assez conséquents, colore sa Miss Jessel, ex-victime devenue bourreau, d'une ampleur désespérée assez déchirante. Lien essentiel entre passé et présent, la Mrs Grose d'Heather Ship ne force jamais son mezzo chaleureux. Gouvernante dont l'on rêverait d'être les pupilles, la lumineuse met au service d'une consumation en direct le velouté de son soprano tout de bonté. Les deux enfants ne sont pas en retrait de cette très judicieuse distribution, loin s'en faut. Solistes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, chacune de leurs interventions enchante. Quand certains expriment leur rêve de devenir astronautes, a, dit-on, réalisé le sien : chanter Flora. Elle forme avec le Miles d', tout de pâleur angélique, un duo parfaitement apparié, à la hauteur d'une partie assez conséquente, tant en terme de diction, de pureté de ligne, que de puissance vocale.

Jean-François Verdier, le chef du Victor Hugo, a laissé sa baguette à . La cheffe brille autant à huiler dans la fosse les rouages de cet envoûtant suspense hitchcockien qu'à radiographier dans l'interview qui accompagne le spectacle, l'art remarquable de : « de ces artistes, dit-elle, contraints à taire un secret mais qui arrivent à le révéler de manière indirecte. » Elle dit encore : « On ne peut pas regarder le soleil en face mais on perçoit sa présence par les ombres dessinées au sol. » On ne saurait mieux décrire l'abyssal potentiel du Tour d'écrou.

Crédits photographiques : © Mirco Magliocca

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